INTRODUCTION A HOMERE

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Hermann Fränkel

Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums.

Eine Geschichte der griechischen Epik, Lyrik und Prosa

bis zur Mitte des fünften Jahrhunderts.


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C.H.Beck, 1993 - 636 pages

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Notes de lecture

sur les premiers chapitres

de « Dichtung und Philosophie »

préparées par Jean-Paul Woitrain



Remarques



Ces notes de lecture, à l’origine destinées à préparer un cours, pourront servir d’introduction à la « lecture préparée » des quelques pages d’Homère que Monsieur Gérard Jeanneau m’a aimablement offert de placer sur son site.


Notes ou traduction ?


H.Fraenkel ne se contente pas de présenter une « histoire de la littérature » : dans ce chapitre, il fait lire Homère en même temps qu’il présente les lignes principales du genre épique et la pensée qui le sous-tend. Par conséquent il m’est rapidement apparu que des notes de lectures devaient rendre compte de ce dialogue avec le texte d’Homère, et qu’une traduction, même approximative vaudrait mieux qu’un résumé.


Je ne suis spécialiste ni de l’anglais ni de l’allemand : je suis professeur de lettres classiques. Aussi n’aurais-je pas la prétention de présenter ces notes comme une traduction digne de ce nom. Mais j’ai essayé de me tenir au texte.


J’ai utilisé la réédition anglaise, publiée en 1975, par B.Blackwell à Oxford ; au besoin je me suis appuyé sur l’édition allemande de 1964, ou sur la réédition de 1993, dont de nombreuses pages sont lisibles en ligne :

http://books.google.fr/books?id=6z8medIB24kC&dq=%20gbs_navlinks_s.



Références


Hermann Fränkel : Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums. Eine Geschichte der griechischen Epik, Lyrik und Prosa bis zur Mitte des fünften Jahrhunderts. Zweite, Geistesüberbearbeite Auflage. Munich, Beck, 1964. (La 1° éd. Allemande parut à New York en 1951.)


H. Fraenkel fait régulièrement référence à un autre de ses ouvrages : Wege und Formen des frühgriechischen Denkens, München, Beck (1955). Repr.1968.


Early Greek Poetry and Philosophy. La traduction anglaise de « Dichtung und Philosophie » a été éditée en 1968, à partir de la seconde édition allemande de Munich, par Moses Hadas et James Willis.


La traduction des citations de quelque longueur est tirée des éditions électroniques de Louvain (Hodoi electronikai) et parfois de la traduction de l’Odyssée de Philippe Jaccottet, (Ed. La Découverte/ Poche n° 87). Fraenkel, lui, donne sa propre traduction en allemand et en vers et la commente. Je ne la traduis que dans les passages où il précise la différence de son point de vue par rapport aux interprétations existantes.


Pagination (et références) : Entre crochets droits ([22] ) sont indiquées les pages de l’édition B.Blackwell, 1975 dans les notes de bas de page je rappelle le numéro que porte la note dans cette réimpression, pour les distinguer des notes complémentaires que j’ai parfois ajoutées. Ces dernières sont introduites par un tiret suivi de Nota Bene ( NB.).


Envoi


J’espère que ces pages seront utiles au lecteur. Rien ne vaut cependant le recours à l’original.

Jean Paul Woitrain

I. Littérature grecque des premiers âges : 

survivances et origines.


[P. 1] Pourquoi la littérature grecque commence-t-elle, pour nous autres modernes, par deux œuvres si brillantes et si achevées que l’Iliade et l’Odyssée d’Homère? Pourquoi les premières étapes plus obscures et plus frustes, les progrès lents et tâtonnants que la littérature Grecque a dû connaître, comme celles des autres peuples, ne nous sont-ils pas parvenus ?

La connaissance des œuvres des temps anciens repose sur deux processus radicalement différents : les unes ont été transmises sans interruption et ont toujours été connues. Les autres avaient totalement disparu et n’ont été retrouvées que par le hasard des découvertes archéologiques. Telles sont par exemple, les littératures des anciens Babyloniens et Egyptiens, la vieille littérature germanique, etc. Leur valeur intrinsèque n’a pas influé sur leur conservation. Il n’en va pas de même des œuvres grecques : le contact avec la littérature grecque n’a jamais été totalement rompu ; il s’est toujours trouvé des lecteurs, et par conséquent des copistes, puis des éditeurs pour assurer la transmission jusqu’à aujourd’hui. Cela n’a rien à voir avec le hasard, mais tient à l’intérêt que ces livres ont continué d’éveiller au fil des générations.

Seules des œuvres de quelque valeur ont pu ainsi traverser les siècles. On compte, pour l’époque qu’englobe notre étude, les 24 chants de l’Iliade, les 24 chants de l’Odyssée (des sections d’environ mille vers) ; trois livres d’Hésiode ; un livre d’Hymnes homériques ; deux livres de Théognis ; quatre livres des poèmes lyriques de Pindare. Tout le reste a péri, parce qu’à un moment ou un autre dans l’antiquité ou au moyen-âge l’intérêt pour telle ou telle œuvre s’est éteint. En revanche tout ce qui a pu arriver au seuil de la renaissance a été définitivement sauvé.

[P. 2 Il serait totalement impossible d’esquisser une histoire de la littérature grecque des premiers temps sans les fragments des œuvres perdues qui parsèment celles que nous avons conservées. Beaucoup d’auteurs antiques citent en effet, plus ou moins intégralement, des extraits de ces œuvres aujourd’hui perdues, sans préciser le contexte, en les adaptant à leur propos. Ces fragments sont généralement très courts : mais la littérature des premiers âges est si dense, et sa forme si étroitement liée à la pensée qu’elle exprime, que, de quelques mots, on peut déduire beaucoup. C’est l’intérêt personnel de chaque auteur qui a déterminé le choix des citations : Athenaeus s’intéresse aux manières de table dans ses Deipnosophistes, aussi les fragments concernant le boire et le manger dans les siècles antérieurs sont-ils particulièrement nombreux. Apollonius Dyscolus traite des pronoms dans la langue archaïque et dans les dialectes : il ne cite donc que les vers qui contiennent des formes pronominales ! Seules les citations des philosophes de la période que nous étudions sont systématiquement présentées dans leur contexte. A l’école d’Aristote les œuvres des philosophes anciens étaient « mises en fiche » sous formes de citations, systématiquement organisées, mais c’était tjs sous l’angle de leur rapport avec la vision aristotélicienne des problèmes. Tous ces fragments éparpillés ont été soigneusement rassemblés à l’époque moderne et l’on ne peut plus espérer en voir apparaître de nouveaux par cette voie.

En compensation, pourrait-on dire, les fouilles du siècle dernier (XIX°), ont mis au jour en Egypte une telle quantité de matériaux nouveaux que la philologie peine à les traiter ! Il s’agit en général d’écrits non littéraires : comptes, litiges, comptes rendus de procès, lettres, etc. Quelques uns de ces papyri, pourtant, sont des restes de manuscrits d’œuvres littéraires. Ont ainsi été portées à notre connaissance des pièces inconnues : fragments de Sapho et Alcée ; un grand morceau d’Alcman ; des péans de Pindare ; bon nombre de poèmes de Bacchylides. Du fait de la dégradation du papyrus il s’agit de courts fragments, abîmés, difficiles à reconstituer. Mais on peut espérer en découvrir d’autres encore.

[P. 3] Les premiers papyrus grecs découverts en Egypte remontent, au plus tôt à la fin du quatrième siècle av. J.C., début de l’hellénisation de l’Egypte. De ce fait, tout ce qui, dans la littérature antérieure, n’a pas été préservé par les Grecs eux-mêmes a disparu définitivement ! Ce sont les Grecs qui ont choisi les œuvres qui devaient perdurer. Pour faire leur tri, ils n’ont pas adopté le critère en vigueur dans les autres civilisations, qui, toutes, ont conservé et transmis des œuvres religieuses, ou des formules magiques, ou des lois, venues du fond des âges, parce qu’on voulait en sauver la lettre, qu’on croyait révélée ou magique. Les Grecs au contraire n’avaient pas le culte de la lettre ni dans leurs lois ni dans leurs rituels religieux ni dans leurs croyances. Au contraire dans tous les domaines, à toutes les époques, ils ont cherché à renouveler la formulation pour l’adapter au mieux au sens qu’ils voulaient conserver. La fluidité prédominait donc. Comme inversement ce n’était pas l’individualité de l’auteur qui comptait mais la réussite du genre, les Grecs n’ont pas cherché à garder intactes les œuvres antiques et primitives, sauf quand le genre, ayant atteint le sommet de son art menaçait de décroître. Ce fut le cas de l’épopée. C’est ainsi que l’on a conservé l’Iliade et l’Odyssée comme deux sommets représentatifs du genre avant son déclin.

C’est pourquoi, pour la postérité, Homère, et lui seul, occupe la première place dans la littérature grecque. Comme la tendance de l’esprit humain est de découvrir une organisation téléologique dès qu’il se retourne sur son passé, les Grecs eux-mêmes ont élaboré une théorie selon laquelle toute la littérature grecque et même l’éducation et la civilisation dans leur ensemble, trouvent leur origine dans l’œuvre d’Homère et en elle seule, et les érudits d’aujourd’hui sont enclins à les suivre dans cette voie. Certes l’immense influence d’Homère sur toutes les générations qui lui ont succédé est hors de doute, mais il est faux de croire qu’une ligne droite relie Homère à l’âge classique, traversant l’époque archaïque sans dévier.

Cette vision ne correspond tout simplement à aucune réalité historique ! Un développement continu en ligne droite se produit parfois dans un domaine donné et assez étroit de l’activité humaine, mais jamais rien de tel n’arrive à l’échelle de ce qu’on peut réellement appeler une période historique. [P. 4] Aucune génération en effet, ne se satisfait de fournir à ses descendants les préliminaires d’une évolution en leur laissant le soin de réaliser les fins auxquelles elle voulait les faire servir ! Dans la mesure où une époque vise à durer, elle cherche à perpétuer ses tendances propres ; et dans la mesure où ses tendances prévalent, elles se transforment du fait même de leur victoire ! Quoi qu’il en soit, chaque période recherche avant tout son accomplissement et la perfection de son propre système. Ceux qui suivent ne peuvent que démolir ce système afin de pouvoir construire le leur, pour la simple raison que toute altération essentielle en entraîne d’autres dans son sillage. Quoi que les successeurs puissent en utiliser, ils ne l’emploient pas dans le même sens que leurs pères, mais font violence à l’héritage reçu pour l’adapter à leurs propres fins. Pour cette raison, les historiens doivent se garder de considérer une époque comme la préparation de celle qui suit. Il y a un gouffre entre l’influence qu’une époque a sur la suivante et la conscience qu’elle avait d’elle-même.

Pour autant qu’on puisse le savoir par ses productions écrites, (qui s’étendent d’Homère au milieu du V° siècle av. J.C.) la Grèce des premiers âges (« the early Greek périod »), avait son mode de vie propre et satisfaisant, et un système de pensée autonome et cohérent. Cette période conduisit à leur perfection beaucoup de valeurs élevées, qui disparurent avec elle parce que la Grèce classique ne pouvait plus les prendre en compte. C’est sur ces valeurs spirituelles et artistiques qui caractérisent les temps premiers de la Grèce que nous mettrons l’accent dans les pages de ce livre. Jamais, nulle part ailleurs, elles n’ont eu tant de force et n’ont été portées à un tel degré de beauté.

Dans cette période qui nous occupe — nous l’appellerons schématiquement «l’âge héroïque » de la Grèce —régnaient en général l’agitation et la violence. Les positions gagnées de vive force étaient rapidement abandonnées, parce que l’évolution changeait brusquement de direction. Le principe selon lequel le progrès historique ne suit jamais une ligne droite et directe, même sur de courtes périodes, se vérifie pleinement dans la distance qui va d’Homère à Pindare. Après Homère se produisit une rupture si forte que nous sommes contraints de diviser « les premiers temps de la Grèce » en deux époques distinctes : la période épique et la période archaïque. Ici l’histoire littéraire marche du même pas que l’histoire des arts : à la période géométrique succèdent le style « orientalisant » et la nouvelle période archaïque des arts plastiques.

Pour ce qui est des épopées homériques, il est évident pour nous, qu’elles ne constituent ni un début ni un milieu mais une fin. Au lieu de prolonger la poésie et les façons de voir homériques, la période archaïque qui la suit se rebelle contre tout cela et recommence tout, presque entièrement à nouveaux frais. Cette révolution fut un des tournants les plus dramatiques dans toute l’histoire de l’esprit grec. Qui ignore ce phénomène, et croit voir l’Hellénisme marcher avec armes et bagages sur un sentier tracé une fois pour toutes, ferme les yeux sur une des formes les plus singulières du courage grec : la capacité à chercher, et à trouver une autre voie, nouvelle et claire, au milieu de l’obscurité et de la confusion les plus complètes.

On priverait donc l’époque archaïque de sa caractéristique principale en voulant à toute force la mettre en harmonie avec les périodes qui la précèdent et la suivent. Mais on ne comprendrait pas non plus la poésie homérique dans sa spécificité si on en faisait découler toute la culture héllénique qui l’a suivie. Cela reviendrait en effet à faire d’elle le point de rencontre de toutes sortes de lignes divergentes, alors que l’épopée homérique n’a jamais cherché à être le centre de gravité de toutes les forces et puissances en germe dans la culture hellénique des premiers âges. Il faut plutôt se rendre compte qu’au seuil de la littérature grecque se dresse un poème qui donne voix, d’une manière radicale et unilatérale à certaines particularités du caractère grec, en excluant les autres suivant ses partis pris et préjugés. On ne trouve par exemple chez Homère, aucune trace des premiers balbutiements de la philosophie grecque. La religion homérique n’exprime qu’un aspect de la piété grecque, mais lui accorde un poids écrasant. Durant toute leur existence en tant que nation, les Grecs ont souffert de cet état de fait, et si l’image des dieux que donne Homère avait toujours cours, ce n’était pas sans réticence qu’ils l’acceptaient.



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II. Homère


A) Aèdes et épopées (The singers and their epics)

[P.6] De toute la poésie épique grecque, seules l’Iliade et l’Odyssée sont parvenues jusqu’à nous. En dépit de leur volume (respectivement 15 000 et 12 000 hexamètres) ces deux poèmes ne sont que les parties d’un ensemble plus vaste qu’on nomme le Cycle Troyen. Le cycle complet était constitué de huit épopées qui faisaient corps, sans interruption ni rupture.

Cinq épopées pour raconter la guerre de Troie, du début à la prise de la ville, parmi lesquelles l’Iliade occupe la deuxième position.

Trois poèmes épiques pour les Nostoi. La sixième de ces épopée  raconte le retour de tous les autres chefs grecs, excepté Ulysse ; la septième : l’Odyssée, qui est à proprement parler, le retour d’Ulysse ; la huitième raconte les autres expéditions d’Ulysse, après le rétablissement de son pouvoir à Ithaque et sa mort1. L’ Iliade et l’Odyssée étaient de toute évidence les pièces maîtresses du Cycle Troyen. L’Iliade à elle seule avec ses 24 chants est plus étendue que les quatre autres épopées du cycle de la guerre de Troie, qui en compte 22. L’Odyssée (24 chants elle aussi) était cinq fois plus longue que les voyages de retour (nostoi) des autres héros (la sixième épopée, comportant cinq chants) ! Parallèlement à ce Cycle Troyen, il y avait en avait d’autres, notamment un Cycle Thébain.

Selon la tradition, l’Iliade et l’Odyssée furent composées par un chanteur itinérant, du nom d’Homère et venant de l’Est, de l’Ionie. Les autres épopées étaient attribuées à d’autres auteurs, d’une manière incertaine et variable. Le nom d’Homère apparaissant plus souvent que celui des autres, il finit par désigner collectivement tous les poètes épiques.

C’est tout ce que la tradition la plus ancienne peut nous apprendre d’Homère ! Aucune donnée extérieure ne nous permet de savoir dans quelle mesure Homère est un personnage historique et encore moins l’auteur de ces œuvres. Il est possible que la tradition simplifie (comme les Grecs le font souvent) et embrasse sous le nom d’Homère toute une période de la littérature !

« Homère » sonne en tout cas comme le nom d’une personne réelle et non comme un symbole artificiellement inventé. Sans doute un homme de ce nom participa-t-il, à un degré ou un autre, à la composition d’œuvres épiques et son nom se trouva lié à elles pour toujours. [P.7] Néanmoins, Homère ne peut être l’auteur de l’Iliade et l’Odyssée : ces deux œuvres diffèrent trop par la langue, le style et la pensée pour pouvoir être attribuées à un seul et même auteur. La tradition n’est ici que légende. De plus la notion de propriété littéraire n’était pas comprise comme aujourd’hui. Tout chanteur épique( aède) puisait aux œuvres de ses prédécesseurs et les utilisait à son gré. C’est pourquoi la question de la paternité des œuvres homériques revient à se demander quelle part Homère a prise à la composition de l’œuvre.

Deux possibilités sont envisageables : 1) un aède de ce nom s’empara de la tradition non fixée avec une telle énergie et lui imposa sa marque artistique avec tant de force que les poètes suivants, par respect pour cette contribution, attribuèrent à cet Homère l’œuvre qu’ils récitaient et éventuellement mirent par écrit. 2) L’Iliade et l’Odyssée entrèrent dans l’histoire sous le nom d’Homère parce qu’il fut celui qui donna à l’un ou à l’autre de ces poèmes, voire aux deux, sa forme finale et sa version définitive. La question de savoir si Homère modifia beaucoup ou peu en mettant la dernière main à la version finale restera insoluble. Fut-il un esprit créatif, un réviseur habile, un exécutant virtuose, un copiste zélé ou peut-être simplement le dernier éditeur qu’aucun successeur n’est venu priver de son titre de gloire ?

Disposant de si peu d’informations les critiques modérés se refusent à envisager la question de la personnalité d’Homère et de sa participation à la composition de l’Iliade et l’Odyssée. Aucun vers des épopées homériques ne peut être attribué avec certitude à Homère ! Nous ne savons rien des particularités de l’homme, et nous n’utilisons son nom que pour désigner la composition épique en général, telle qu’elle se présente elle-même dans l’Iliade et l’Odyssée.

Cela ne signifie pas pour autant qu’aucune individualité ne se dégage des œuvres épiques. Non seulement l’épopée grecque archaïque a un caractère marqué, mais en plus ressortent, en raison de leur particularités, des portions d’œuvre (comme la Télémachie par exemple) que l’on peut attribuer à des poètes particuliers. Sans aucun doute de nombreux poètes distincts concoururent à la constitution de la poésie épique. Cela se manifesta d’ailleurs par toute sortes d’irrégularités (inadéquations) parce qu’il est pratiquement impossible qu’une nouvelle pièce s’adapte avec précision à une mécanique déjà ancienne : les aèdes n’étaient pas astreints à une cohérence trop stricte, qui aurait entravé leur créativité. D’un autre côté, l’analyse de ces décalages (traces d’ajout, omissions, altérations) nous fournit l’occasion de nous faire une idée de la préhistoire de ces deux œuvres, que les philologues ont essayé de reconstituer, strate par strate. [P. 8] Certaines de ces reconstitutions, celles qui évitent le pédantisme, qui sont faites avec goût et qui présentent des idées ingénieuses, nous aident à comprendre tant le genre entier que certains passages, parce qu’elles montrent comment nos deux épopées ont pu prendre forme étape par étape. Mais on ne peut en aucun cas croire sans réserve que l’évolution de l’œuvre fut exactement celle-là. Parce que le taux de probabilité décroît rapidement quand on fait dépendre une conjecture d’une autre conjecture, et les possibilités qui se valent se font légion.

C’est pourquoi s’il ne nous est que rarement donné de voir ce qu’il y a derrière une épopée individuelle, un coup d’œil à l’intérieur nous donne à voir multiplicité et mouvement. Beaucoup de parties sont manifestement plus modernes que d’autres, et de ce fait, probablement plus récentes. L’Odyssée prise dans son ensemble, par exemple, est de toute évidence plus moderne que l’Iliade tout entière. Les visions du monde y sont si différentes qu’elles nous plongent dans un monde en radicale transformation. Même si nous nous ne pouvons avoir accès, dans le détail, à la préhistoire de l’épopée, les forces contradictoires qui sont à l’œuvre à l’intérieur des poèmes nous contraignent à envisager un large panorama historique.

La pratique artistique dont nos épopées sont issues sont elles-mêmes caractérisées par le changement et le mouvement. Alors que la littérature en général recherche la perfection et la fixité des formes, la poésie épique reste fluide et passe d’une forme à une autre selon l’intention de ses créateurs. C’est une sorte de poésie qui se tient en équilibre, phrase après phrase, vers après vers entre les données stables de la tradition et l’improvisation du moment. Cela lui confère un charme particulièrement fascinant, dont la fraîcheur se prolonge, même quand un jour le poème se retrouve figé par l’écrit. Pour apprécier la qualité propre à l’épopée homérique nous devons par conséquent nous figurer la pratique artistique particulière dont elle sort et pour laquelle on en adopta la forme. Nous devons nous demander quelles transformations elle a subies, au cours du passage d’une tradition fluide à la rigidité d’une œuvre écrite. Ce changement de « medium » ne pouvait se produire sans conséquences.

Les conditions de la naissance de l’épopée ancienne reçoivent trois éclairages. D’abord les épopées elles-mêmes contiennent des informations sur les aèdes et les récitations épiques ; deuxièmement la tradition grecque postérieure a beaucoup à nous apprendre sur les poètes épiques des premiers âges ; troisièmement ce qu’on appelle l’épopée folklorique des autres peuples fournit des analogies. Ce que l’épopée homérique nous dit est particulièrement valable parce que c’est authentique, mais laisse beaucoup d’inconnues. Les biographies tardives d’Homère et la si vivante Dispute d’Homère et Hésiode2  présentent une peinture beaucoup plus riche. Mais il s’agit là de biographies romancées. La peinture la plus complète nous est fournie par les études comparées du folklore, mais nous ne pouvons savoir avec certitude dans quelle mesure tout ceci s’applique à l’art d’Homère. En tout cas il vaut mieux analyser les analogies qu’il offre avec un seul folklore épique plutôt que de mélanger les traits propres à des cultures variées. [P. 9] Celui qui convient le mieux à notre propos est l’épopée Serbo-Croate, parce qu’elle se trouve la plus proche de notre milieu culturel, parce qu’elle s’est maintenue pour aboutir à notre présent, parce qu’elle a été étudiée par un érudit qui était lui-même un slave : Mathias Murko3. Naturellement il y a de grandes différences, que nous ne négligerons pas. L’épopée des slaves du sud (South Slavic) est bien inférieure à l’épopée grecque, tant par son contenu que par sa forme. Néanmoins l’analogie garde une grande valeur. La confrontation avec une réalité tangible apporte une peinture bcp plus précise que les hypothèses théoriques.

Alors que le livre écrit doit chercher son lecteur individuellement et dans son privé, l’ancienne poésie épique Grecque s’adresse à de larges cercles qui l’acclament avec passion. Elle s’est développée essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, dans la classe supérieure de la société. C’était une poésie destinée au divertissement, elle n’a aucune fonction rituelle ni autre objectif. C’est du pur loisir ; c’est de l’art pur. Au cours des repas et plus encore à la suite des repas, les hommes assis tous ensemble, écoutaient de l’épopée des heures durant jusque tard dans la nuit. Une seule personne chantait et les autres l’écoutaient, envoûtés, totalement pris par la poésie comme le montre l’Odyssée (17, 518-521)4. Le chant des Sirènes, qui attire les marins, les piège et les conduit à la mort, est une récitation épique ! C’est un récit de la guerre de Troie et un compte rendu de tout ce qui trouve sa place sur « la terre, qui nourrit de nombreux êtres ». (Odyssée 12,189). Tel est le pouvoir que l’épopée exerce sur les cœurs de ses auditeurs ! Selon les témoignages des modernes, il en va de même dans la poésie épique slave5. [P. 10] C’est la parole qui domine dans ces « chants » et il s’agit plutôt d’une « recitatio parlante ». Le chanteur s’accompagne d’un instrument à cordes. Tous les vers ont la même structure (dix syllabes pour les épopées des Slaves du sud ; six unités de deux ou trois syllabes pour l’épopée grecque). Il y a des aèdes (NB. singers) professionnels, mais une grande partie des membres de l’assemblée est familiarisée avec cet art. Par la suite le professionnalisme se renforça, et des différences (entre autres, sociales) apparurent entre les aèdes et leur public. Dans les premiers tps il ne s’agissait que d’un cercle homogène de gens qui se procuraient leur propre divertissement en utilisant les dons de certains de ses membres pour la récitation.

L’Iliade, par exemple, ne fait jamais mention des chanteurs épiques. Seul Achille chante des lais héroïques. Il chante pour dissiper son ennui, tout le tps qu’il refuse de prendre part aux combats. Il chante pour lui-même, pour sa seule distraction6. Son seul auditeur est Patrocle, qui prendra le relai qd Achille sera las de chanter. Bien qu’il n’y ait pas d’autres épisode de récitation épique dans l’Iliade, les hommes se racontent, à l’occasion, des histoires tirées de leur vie ou de celle de leurs parents. Jusqu’à un certains point on peut considérer ces récits comme des étapes préliminaires à l’invention du chant épique. A cette époque ce sont les héros eux-mêmes qui racontaient leurs propres exploits. C’est ainsi que les poètes voyaient les jours anciens, à l’époque où leur propre corporation n’avait pas encore vu le jour.

Les choses sont différentes dans l’Odyssée, qui est une œuvre plus récente et tend plutôt à refléter la vie de son temps, plus qu’à peindre des temps révolus. Les hommes sont divertis par un chanteur professionnel, à l’heure de boire, et alors que dans l’Iliade des hommes tels que le vieux Nestor ou le vieux Phénix se laissent parfois aller à parler des temps anciens, dans l’Odyssée le héros principal est lui-même un grand conteur et fait grand usage de ce don au cours de l’œuvre, que ce soit à la cour des Phéaciens, où il enchante la noblesse, ou dans la cabane du porcher Eumée. Quand l’aède raconte les aventures d’Ulysse en vers épiques le présent se confond avec le contenu épique. Le chanteur devient Ulysse, dont il endosse le rôle, et son auditoire s’identifie avec les nobles Phéaciens ou le « divin Porcher » humble et misérable, c’est vrai, mais de noble courage. Bcp ont même pu penser que, comme Eumée, ils étaient de naissance royale, et que seul un destin contraire les avait réduits à leur pauvreté et à leur condition actuelles.

La similitude va bien plus loin. Ulysse n’est pas seulement habile à raconter des histoires, lui qui est « aussi savant qu’un aède » (Odyssée XI, 368 et XVII, 518) ; en tant que voyageur et nécessiteux, il dépend, comme les chanteurs eux-mêmes de la charité de ceux qui le reçoivent. [P. 11] Rien d’étonnant donc à ce que les chanteurs de l’Odyssée se soient montrés compréhensifs pour leur héros principal, qu’il se soient identifiés à lui et aient fait passer dans ses récits des éléments de leur propre mode de vie, à vrai dire peu appropriés à l’histoire elle-même ! Dans la mesure où les chanteurs peignent dans leur chant le beau côté de leur vie et leur idéal (une vie d’aède de cour, respecté et entretenu, comme Démodokos et Phémios) on peut deviner par opposition les côtés les plus sombres de leur existence.

Le chanteur se déplace d’un lieu à un autre ; il doit attendre à la porte d’hôtes étrangers, sans savoir si on lui ouvrira7 ; quand on lui ouvre il doit probablement rester sur le seuil, comme les mendiants, en attendant qu’on l’invite à s’asseoir dans la grande salle. D’ailleurs la plupart du tps dans l’Odyssée on ne voit la table des prétendants qu’à partir du seuil, par les yeux d’Ulysse. En échange de l’hospitalité le voyageur doit se plier aux caprices de l’hôte et de ses invités, et amuser la compagnie8.

Les aèdes (singers) ont dû ressentir plus que tout autre ce traitement comme une humiliation, parce qu’ils se sentaient supérieurs à ceux qui les employaient temporairement, tant du point de vue de l’instruction que par leurs bonnes manières. Par leurs périgrinations, en effet, ils avaient comme Ulysse « appris à connaître l’esprit de bcp d’hommes » (I,3) ; Chaque page de l’Odyssée montre leur subtilité et leur distinction. En particulier ils avaient l’occasion de se faire un jugement moral sur le comportement des gens à l’égard des voyageurs. Leur intérêt pour cette question de l’hospitalité marque si profondément l’action de l’Odyssée qu’il les conduit à des contradictions.

Ainsi selon l’Odyssée tous les prétendants furent tués parce qu’ils avaient courtisé une femme dont le mari était peut-être encore vivant, parce qu’ils avaient pris possession de la maison d’un homme en violation de tous les droits, qu’ils lui mangeaient ses biens et qu’ils s’y comportaient en maîtres.9 C’est là le sens le plus simple de toute cette histoire. C’est en tout cas ce que Pénélope plus que tout autre aurait dû penser ! Pourtant quand elle entend parler de la mort des prétendants, comme elle n’est pas encore assurée du retour de son mari, elle pense (XXIII,62) que qq dieu a dû tuer les prétendants arrogants au point de ne pas traiter avec l’honneur qui leur est dû les étranges qui venaient à eux. [P. 12]. Une fois même Ulysse parle en ce sens (XXII, 413). Dans l’épisode précédent il est dit : « Athéna poussait Ulysse à mendier du pain auprès de chacun des prétendants afin de connaître ceux qui se conduisaient bien et de ceux qui ne respectaient aucune loi ». (XVII, 360). « Mais, continue le poète, même dans ce cas, aucun d’entre eux n’éviterait la destruction », avouant ainsi que la distinction des bons et des mauvais prétendants allait à l’encontre du sens de son histoire (de même en XVIII, 155). Les chanteurs itinérants avaient la conviction que leur devoir était de d’inspecter les gens qu’ils rencontraient dans leur pratique10. La remarque d’un des prétendants à l’égard d’Ulysse est significative : « Qui sait si l’étranger n’est pas qq dieu, qui parcourt le monde sous cette forme pour inspecter les hommes, leur droiture et leur mauvaises actions ? » (XVII, 483)

Nous pouvons raisonnablement déduire des épisodes de l’Odyssée comment les performances des chanteurs s’intercalaient dans les banquets11.

Elles ne suivaient pas un programme fixe, avant que les épopées ne prennent la forme rigide d’un texte écrit, mais gardaient le caractère social d’une conversation à bâtons rompus. On conjecture que les chanteurs ne chantaient pas l’équivalent d’un livre d’un seul tenant12, mais récitaient, par petits épisodes interrompus par des pauses13 consacrées à la nourriture, la boisson et les conversations.14 (Odyssée VIII,89). Pendant les pauses le chanteur recevaient félicitations, encouragements, et aussi p-ê nourriture, boisson, vêtement ou promesse de cadeau ( Odyssée XI, 384) ; on le priait de continuer sa récitation, (Odyssée, VIII,87-91), ou on précisait les épisodes attendus ( ‘S’il te plaît raconte nous…’ )15  (Odyssée, XI, 370) [P. 13] Les auditeurs posaient aussi des questions : « Dis-nous comment est mort Agamemnon. Où donc était Ménélas, pour ne pas pouvoir aider son frère ? Egisthe a-t-il agi contre l’honneur ? Ménélas n’est-il pas encore rentré chez lui ? » (Od. III, 247). L’aède pouvait aussi poser lui-même une question de transition, pour lancer une nouvelle narration16 ; (Iliade XVI, 692s.), à moins qu’il ne l’adressât directement à la Muse, c'est-à-dire à la tradition d’où il tenait son savoir. Ainsi l’histoire progressait par à-coups, tant que durait le plaisir de l’auditoire (Od. VIII,90) ; Quand il se faisait trop tard, la suite était reportée au lendemain ( Od. XI, 328ss). Dans cette mesure, le même canevas narratif pouvait être tissé des semaines durant, sur la base du divertissement et de la conversation.

Ainsi, Ulysse chez Eole. Pendant un mois, il raconte tout ce qui concerne « Troie, les bateaux des Argiens, le retour des Achéens » (Od. X, 14). Ce qui revient à dire qu’il lui raconte le Cycle Troyen, dont il a sélectionné plus particulièrement « le catalogue des vaisseaux » (Iliade, II), et la partie des Nostoi qu’il devait connaître. En un mot tout le Cycle Troyen, jusqu’à sa situation au moment du récit. « Tout un long mois, il me fêta, m’interrogeant sur tout, sur Troie, sur les vaisseaux des Grecs, sur leur retour et sur moi. Je lui racontai tout dans l’ordre, point par point » (Od. X, 14-16 Trad. Philippe Jacottet). Dans la maison d’Eumée, Ulysse conte pdt trois nuits, «  sans finir la narration de ses malheurs » (XVII, 513) comme le dit Eumée à Pénélope, ce qui veut dire sans épuiser son répertoire.

Quand l’intérêt de l’auditoire commence à faiblir, le chanteur n’a plus qu’à reprendre la route et sa difficile existence ! C’est pq il était primordial de ne pas laisser retomber l’intérêt. Il lui fallait s’arrêter aux interludes, ou en fin de soirée en ménageant le suspense ; sans finir un épisode ou au contraire en jetant un pont sur l’épisode suivant, et en s’arrêtant juste après, pour relancer l’attente17. [P. 14] On chercherait donc en vain une conclusion satisfaisante à la fin d’une « partie », ou à la fin de l’ensemble qui conduiraient à un arrêt, une pratique, orientée pour des raisons matérielles autant que constitutives, vers la continuité.

Mais il y a tout un art du commencement, soit le commencement absolu, soit la reprise après une interruption. Après un hymne aux dieux18, commence un proème dont voici les étapes.

(a) Adresse formelle à l’hôte et ses invités ; (b) le poète vante l’hospitalité de la table et le plaisir qu’elle procure ( avec tact le chanteur remercie au nom de la compagnie), puis commence la transition vers le récit épique : ‘(b) Comme il est agréable d’être ici assis à cette table abondante à écouter le chanteur… ; (c) il raconte les nombreuses prouesses et souffrances des héros, qu’il sait raconter avec art et habileté ; (d) en faisant voir qu’elles viennent des dieux. (e) Parmi tous les exploits d’Ulysse, au cours de la guerre de Troie ; (f) je vais raconter celui où19

Le thème de la récitation (e) peut aussi être annoncé en priant la Muse d’en dicter le chant ( Il. II, 484ss.) ; puis une question précise lui est posée (f), qui amorce le récit ( e.g. Il. I,8 ; II, 761s. ; XI, 218ss.). Les proèmes des deux épopées l’Iliade et l’Odyssée sont bâtis sur ce schéma, avec cette exception que, dans un livre écrit, l’adresse aux auditeurs et la référence à l’hospitalité doivent être omis.

La troisième étape du proème (c), recommande le poème pour la beauté de l’histoire à venir. Les détails varient mais la recommandation (louange) se termine tjs par l’idée que le récit traite de « nombreuses afflictions ». Le conteur souligne ainsi tt d’abord que la matière sera abondante. L’iliade mentionne dès son début les milliers malheurs et de « nombreuses âmes » (vies) ; Le proème de l’Odyssée parle de l’homme qui a « beaucoup » erré, des cités et des mentalités de « beaucoup » d’hommes, et de «beaucoup » de maux sur la mer. Deuxièmement le conteur donne rarement (dans les proèmes ou ailleurs) un nom neutre (tel que : information, histoire, action) aux aventures qu’il raconte, mais il les nomme régulièrement « afflictions », « malheurs douloureux », etc. Nestor parle de la guerre de Troie, dans l’Odyssée, (III -103-119) comme de « misérable »,  « source de malheurs », etc. alors qu’elle est pourtant la matière des quatre épopées guerrières, et évoquant l’abondance des événements, il ajoute : « Mais ce ne furent pas là tous nos maux ; qui pourrait, chez les mortels les dénombrer jamais ? Songerais-tu à demeurer ici cinq ou six ans, pour me sonder sur le malheur là-bas des Grecs, que bien avant, lassé, tu regagnerais ta patrie » (Od, III -116-119, Trad. Ph Jaccottet). De même le contenu de l’Odyssée est ainsi décrit (en XX, 306-310) par Ulysse à Pénélope, après leurs retrouvailles amoureuses : « Puis le divin Ulysse lui disait quelles angoisses il avait fait subir, quels malheurs il avait subis au long des ans ; elle prenait plaisir à l’écouter, et ne s’endormit pas avant qu’il lui ait tout dit » ( Trad. Ph Jaccottet). Avant de raconter l’histoire de sa vie, à Ulysse (et devant d’autres porchers), Eumée dit (Od. XV, 398-404, trad. Ph. Jaccottet) : « Pour nous, buvant et banquetant dans la cabane, prenons plaisir ensemble à nous souvenir de nos tristes soucis. Car l’homme tire joie de ses maux mêmes, qui a connu mainte souffrance, et mainte errance ! Je vais répondre aux questions que tu m’as posées.»

Le chanteur homérique vise donc à produire des sentiments de peur et de pitié, en faisant participer son auditoire à des événements tragiques20. La peur est plutôt le ressort des pièces plus anciennes et de l’Iliade, la pitié joue dans les œuvres plus récentes, et particulièrement dans l’Odyssée. Dans les épopées plus récentes on constate une tendance gale à la sentimentalité. On pleure, même dans la plus grande joie : l’Odyssée X,415 ; XI, 213-219) et « on s’abandonne avec délectation aux lamentations » (Iliade : XXIII, 10, 98 ; Odyssée : XI, 212). Quand Ulysse entend le poète Démodokos chanter sa gloire, son visage ne s’éclaire pas de joie et de fierté : il se met à pleurer,  « comme pleure une femme qui vient de voir son mari abattu devant elle et qui sent sur son épaule la main de l’ennemi qui lui signifie son esclavage » ( Odyssée VIII, 521 ; voir aussi Od. VIII, 83 ss. et 577-580). On en déduit que seul ce qui est source de pleurs mérite d’être conservé par le chant épique (Odyssée VII, 579.) Dans l’Iliade, Hélène dit d’elle-même et de Pâris ( Il. VI, 357) nous « à qui Zeus a imposé un destin pénible, afin que nous puissions devenir un sujet de chant pour les hommes à venir. »

La caractéristique principale de l’épopée non écrite est la souplesse de la tradition. A chaque performance le chanteur a la liberté de changer le texte dans le sens qui lui plaît. Il peut même réciter un nouveau texte. Dans l’Iliade et l’Odyssée, qui sont désormais des épopées écrites, cette liberté ne trouve plus son expression directe. [P.16 ] Il ne nous reste plus qu’à nous fonder sur les observations qui ont été faites lors des récitals d’épopées modernes encore vivantes. Si l’on en croit le témoignage de Murko, les chanteurs sont capables d’improviser aujourd’hui un nouveau chant dans le style épique traditionnel, qui est pour eux un langage dont ils usent librement. Pourtant ils ont pour règle de réciter des chants existants à partir de matériaux connus (cf Odyssée I, 337ss. ; VIII, 74 ). Mais même dans ce cas ils introduisent des variations à l’intérieur de leur propre structure de texte. « Les chanteurs n’ont pas de texte fixe, écrit Murko ; ils donnent à chaque fois une nouvelle façon à leurs chants ; bien qu’ils prétendent que ce soit toujours le même ou qu’ils se contentent de le restituer tel « qu’ils l’ont reçu », tel « qu’il l’ont entendu ». Huseinbeg Staroselać demandait à son chanteur : « chante le héros et glorifie-le ; chante son cheval et glorifie-le : tu n’est pas en train de le lui acheter ! ». La commission d’enregistrement exigeait que le texte de l’enregistrement soit écrit avant. Je découvris ainsi que le même chanteur dictait une petite vingtaine de vers qu’il redisait ensuite autrement quelques minutes plus tard en improvisant au pavillon du gramophone21 et qu’il chantait encore autrement lors de l’enregistrement proprement dit ! Lors de mon second voyage j’avais des sténographes à ma disposition, aussi ai-je pu éditer trois, et même dans un cas, quatre textes parallèles. Les variations ne se limitaient pas au vocabulaire ni à l’ordre des mots ; Des vers entiers étaient totalement altérés ou omis, au point par exemple que quinze vers dictés en produisaient huit dans l’enregistrement phonographique. Un bon chanteur du nord-ouest de la Bosnie s’arrangea même pour donner trois versions différentes du premier vers ! Il avait dicté : « Beg Osmanbeg rano podriano » ( Beg Osmanbeg se leva tôt) ; il dit dans la corne du gramophone : « Beg Osmanbeg na bedjem izigje » ( Beg Osmanbeg sortit marcher sur la muraille ») et chanta finalement « Beg Osmanbeg gleda niz Posavlje »  (Beg Osmanbeg regarda à ses pieds la plaine de la Sava)22 . Ces expériences d’enregistrements m’ont conduit à cette conclusion inédite que toutes les épopées Serbo-Croates présentées dans les livres n’étaient chantées ou dictées telles quelles, qu’une seule fois ! (Murko, 1919, 285ss.) ». L’angle de variation du « même » chant peut ainsi être très ouvert ou très fermé « parce que le chanteur raccourcit ou rallonge son chant à sa guise, et ceci en fonction de son auditoire. L’art est ici un moyen de se nourrir et peut réellement dépendre de l’humeur et de l’envie de tels artistes. (Murko 173,18) ». « Ainsi le Matica Hrvatska ( les Archives Croates) conservent le chant d’un détenu âgé de 25 ans. Il atteint environ 4400 vers alors que celui de son maître tourne autour de 1500 vers  (Murko, 1919, 285 )23 ».

[P.17 ] Dans les épopées des Slaves du Sud, toute nouvelle récitation signifie donc une nouvelle mise en forme du matériau traditionnel, et nous n’avons aucune raison de penser qu’il en allait différemment des chanteurs homériques.24 Le texte n’était pas répété mécaniquement mot à mot ; l’histoire était au contraire reconstruite au fur et à mesure de la récitation25. Toute récitation épique était une réinterprétation active d’un matériau traditionnel.

Par ce processus de transformation continue, le poème gagne en longueur mais aussi en profondeur. La tendance à l’allongement est une caractéristique du genre épique. Les mêmes événements sont constamment réexposés avec une précision accrue et enjolivés de détails de plus en plus riches26. En plus des personnages principaux de son conte, le chanteur en ajoute d’autres mineurs, ou développe davantage les personnages mineurs du conte traditionnel27. De même, conformément à la tendance à additionner qui caractérise l’épopée, de nouveaux épisodes peuvent venir s’ajouter au schéma principal. Le tout et les parties de l’œuvre étaient élaborées en même temps et influaient mutuellement l’un sur l’autre.28 Comme dans toutes les créations de l’art Grec, la rigueur de l’organisation équilibrait la tendance à l’extension. Chacun des cycles (épiques) grecs repose sur une idée élémentaire unique qui imprègne chacune de ses parties. [P. 18] Aucune d’entre elles n’a été écrite sans dessein et sans forme, à la différence du Mahabarata, et jamais non plus elles ne consistent en une séries d’histoires sans rapports entre elles et simplement rassemblées par un lien externe, cō le sont les Mille et une Nuits.

D’adjonction en adjonction, avec l’extension vint la profondeur. L’étape durant laquelle les héros n’étaient connus que par leur nom et leurs exploits ne dura pas longtemps. Bientôt chacun d’eux se vit doté d’un caractère conforme à ses prouesses. Parallèlement, les événements et les actions furent expliqués par des causes et des intentions alors qu’au premier stade le récit des faits avait suffi29. De telles modifications apportèrent à l’histoire une articulation plus solide. Mais il pouvait aussi se produire que les motifs surimposés ne s’accordent pas en tous points avec la matière transmise. De là vient que les épopées, comme toutes les productions fluides (mouvantes), comportent des contradictions en maints endroits. De nouvelles incohérences surgirent encore du fait des changements des croyances et des coutumes, et de l’approfondissement de la connaissance de la nature humaine. Pour cette raison, un certains nb de choses qui avaient paru justes et comme allant de soi devinrent problématiques et insupportables. Pour intégrer les nouvelles croyances, on s’efforça de modifier les caractères et les motifs autant que possible. Mais quoique les histoires aient bcp changé au cours du temps, les chanteurs quant à eux avaient probablement bien plus l’impression d’improviser sur la tradition avec un peu de finesse et d’intuition que de lui faire volontairement subir ces modifications.

Les dernières versions engendrèrent finalement lassitude et réaction. La puissante marche en avant de la narration ralentit ; elle fit place à l’analyse des atmosphères, où l’on passait au crible la substance de l’histoire pour y détailler les nuances les plus délicates30. Dans cette dernière étape l’imagination du peintre ne trouvait plus matière à approfondir les personnages principaux, aussi se tournait-elle vers les figures secondaires. On esquissa ainsi des scènes consacrées au fils du héros, au héros âgé, au personnel de la maison, aux prétendants, ou au peuple d’Ithaque, abandonné sans secours, déchiré entre ses appréhensions et ses aspirations.

Venons en maintenant aux réactions rétroactives. Quand on eut suivi jusqu’au bout le fil de l’histoire, sans rien y ajouter, elle parut tout à coup à la fois trop pragmatique pour jeter encore qq éclat et trop familière pour susciter une quelconque excitation. Le moment était venu alors d’assouplir sa rigidité monolithique et de lui restituer de temps à autre un peu de mouvement. [P.19 ] Achille est tombé devant Troie en vaillant héros : tout le monde le sait, auditeurs aussi bien que chanteur ; Achille lui-même a été informé par sa mère de sa mort future. Quel choc libérateur, dans cette atmosphère de catastrophe inévitable, quand Achille crie son angoisse, jure qu’il ne risquera plus sa vie, unique et irremplaçable, pour le salut des Atrides ; qu’il ne passera plus ses nuits sans sommeil et ses jours dans la mêlée sanglante du combat ! Demain, dès l’aube, il sera sur la mer, en route pour rentrer chez lui ; ce qu’il désire ce n’est pas une mort prématurée mais une vie longue et paisible. (Iliade, IX, 307ss. ). Evidemment il ne fera rien de tel ! Mais la confiance dans l’histoire a retrouvé une force nouvelle, par le seul fait qu’elle ait pu être mise en doute.

Nous avons jusqu’à présent éclairé un seul des deux facteurs qui sont à l’œuvre dans la production épique : la reformulation, (NB. le remodelage, le refaçonnage, la mise en forme nouvelle, etc. comme il est dit diversement) ; qu’en est-il du second, la préservation de la forme traditionnelle ? Un seul homme a-t-il assez de mémoire pour retenir la totalité d’une épopée ? la totalité d’un cycle épique? Voyons quelques témoignages.

Murko a établi qu’en règle générale les chanteurs Mahométans de Bosnie avaient en mémoire entre 30 et 40 chants ; d’autres entre 80 et 100 et quelques uns même plus de 140. La majorité de ces chants dure bcp plus de quatre heures. Certains font sept ou huit heures avec les pauses, et exigent une ou plusieurs nuits de récitation jusqu’à l’aube (Murko 173,18 ; 176,18s. ; 1919, 284). 40 chants de trois heures chacun, cela représente 120 h de récitation, pauses comprises. A Agram, du 10 janvier au 17 février 1887, Salko Voinikovič dicta 90 chants, soit plus de 80.000 décasyllabes, qui remplirent sept carnets soit l’équivalent de 2.000 pages imprimées, et représentaient 80 heures de récitation sans compter les pauses. En gros 80 000 décasyllabes équivalent à 52.000 hexamètres homériques, ce qui fait à peu près deux fois l’Iliade et l’Odyssée prises ensemble ( 15.000 + 12.000 vers), ou encore quinze livres de plus que les 77 livres du Cycle troyen ! « Jure Jurič de Gromiljak chanta pour un Pacha pdt trois mois à Banja-Luka, tous les soirs jusque minuit ; il n’avait certainement pas l’autorisation de trop se répéter ». (Murko176,19)

Comment la transmission de l’art du chanteur et celle de la matière épique étaient-elle assurées dans l’antiquité homérique ? L’analogie avec la pratique Serbe contemporaine permet de s’en faire une idée31. [P.20 ] Murko fut très étonné de constater que l’instruction commençait dès le plus jeune âge. « Les chanteurs commencent à « prendre » leurs chants avant l’âge de huit ans en 1913. En réalité bcp commencent à apprendre à jouer de la gusle32 et à réciter sur les genoux de leur père ou d’un autre parent. Autrefois jouer de la gusle et chanter étaient « comme une école ». [] Un membre de l’église orthodoxe faisait remarquer qu’à huit ans il savait mieux sa gusle que son Paternoster ! Dans un café de Konjič un chanteur mulsulman était assis avec ses deux enfants de neuf et dix ans : le plus jeune des deux avait la réputation de savoir par cœur tous les chants de son père. En 1913 encore, l’âge habituel se situait entre 10-12 et 15 ans, l’âge idéal (the golden years), « quand on n’a pas encore commencé à penser ». Bcp considèrent que la capacité à mémoriser ne dépasse pas 34-35 ans … Dans la jeunesse, il suffit d’entendre une fois n’importe quel chant pour le retenir. « On « prend » le chant même en dormant » ! Tous parlent d’une pression irrésistible, qui oblige à laisser « pénétrer » le chant ( volja, merak, srce zaiskalo, krv mi steže za pjesmom ; Murko,176,12s.)33 Si les chanteurs repèrent un élève doué, ils encouragent son amour pour le chant. Bcp y sont eux même poussés par un désir irrésistible et urgent. Muharem Hošič

m’en faisait part en ces termes, à Bihač : « Entre dix et douze ans j’allais comme tout le monde au Čaršija (marché), et dans les cafés, et j’y aurais volontiers passé toute la nuit à écouter des chants. Rentré à la maison, je ne pouvais m’endormir avant d’avoir moi-même chanté le chant que j’avais entendu, et quand je m’endormais, ce chant était gravé dans mon cerveau.» Pour la majorité des chanteurs il suffisait d’entendre le chant une seule fois pour le retenir. Un seul, une fois avait dû l’écouter une seconde fois, parce qu’il avait été gêné par le bruit. Un autre n’avait pas bien retenu un chant d’un chanteur qu’il accompagnait qu’il avait trop bu et écoutait en dormant à moitié ! (173,17)34 [P.21]

L’âge étonnamment précoce auquel les futurs chanteurs professionnels ou amateurs étaient initiés à leur art rend possible une caractéristique que l’épopée grecque antique partage avec l’épopée slave moderne : les œuvres épiques parlent d’événements provenant d’un passé englouti depuis longtemps, et à maints égards elles reproduisent les conditions (de vie) des temps anciens avec une étonnante fidélité. Les épopées grecques comme les épopées slaves décrivent des objets sortis de l’usage depuis des siècles et, dans les deux cas, l’archéologie confirme la précision des descriptions. Les poètes épiques ont pu préserver la mémoire d’une civilisation plus ancienne parce que depuis la plus tendre enfance, chaque génération nouvelle a grandi dans deux mondes superposés, celui de la réalité de leur temps et celui de la poésie. C’est ainsi que les dès qu’ils commencent à apprendre les chanteurs parlent le langage de la poésie au lieu de la langue vernaculaire de leur temps et automatiquement se plongent dans une antiquité révolue, et se meuvent ainsi avec la plus parfaite assurance dans un environnement qu’ils ne connaissent que par la poésie35

Un chanteur passé maître dans son art ne dédaigne pas pour autant d’acquérir de nouveaux matériaux auprès d’autres confrères. « Les chanteurs n’hésitent pas entreprendre des voyages de plusieurs heures pour aller écouter un des leurs à la réputation bien établie et ce n’est pas simplement pour vérifier s’il est « meilleur »qu’eux-mêmes, mais c’est aussi pour lui emprunter quelques « bons » chants ». (176,14). Ils s’échangent aussi des chants (173, 17 ; 176,14). Les chanteurs grecs en faisant sans doute autant. Par ces échanges ils se tenaient au courant et comparaient régulièrement leurs « réécritures » ainsi que leurs nouvelles compositions avec celles des autres. Ce n’est que dans le détail que les Iliades et les Odyssées des différents chanteurs pouvaient varier, parce que les rhapsodes étaient convaincus que pour l’essentiel leur version racontait l’histoire véritable.

Cet art de société ne requérait pas d’accessoire particulier. A chaque fois qu’on pouvait en prendre le temps, quelqu’un racontait des chants épiques que les autres écoutaient36 ! Entre amis ou en famille, s’il n’y avait pas là de chanteur professionnel, plus d’un était capable de divertir la compagnie. Dans les occasions spéciales, noces ou autres festivités, les chanteurs venaient de leur propre chef ou étaient invités (173,48). L’Odyssée nous dit la même chose : on faisait venir selon les besoins les chanteurs, aussi bien que [P.22] les médecins, les devins ou les menuisiers ( Od, XVII,385). Des princes, comme le roi des Phéaciens, ou les seigneurs qui banquettent dans le manoir d’Ulysse avaient un ( ou plusieurs) aède à leur service. « à une époque aussi tardive que 1913 , un beg (bey) emmena avec lui son chanteur à Bad Rohitsch-Sauerbrunn37 (1919, 270) ». « Degada Cengič fut l’un de ces derniers grands amateurs de chant épique, si amoureux qu’il lui en fallait littéralement chaque soir avec son café après qu’on eut débarrassé le couvert. Aucun autre auditeur n’était admis à ces récitations si ce n’est par une faveur particulière. Il ne connaissait pas d’autre divertissement que d’écouter chanter ou raconter des contes épiques. Cela lui était absolument nécessaire, tout autant que de se faire masser les pieds par un serviteur avant de se coucher». (176,46 et 1919,295). Les chanteurs de cour avaient aussi bcp d’autres fonctions, et il doit en avoir été de même chez les Grecs38.

Les raisons qui conduisaient bcp de gens à se faire chanteurs de professions peuvent avoir été variées. L’un était motivé par son talent, son excellence et sa passion dévorante pour cet art ; d’autres furent p-ê contraints par la nécessité. Démodokos, dans l’Odyssée et le chanteur de l’Hymne à Apollon étaient aveugles. Chez les Slaves du sud aussi il y avait des chanteurs aveugles (173,6). Beausoup ont pu devenir chanteurs itinérants après avoir perdu leur propriété, ou ils ont eu à quitter leur demeure à la suite d’un meurtre ou pour des raisons politiques, comme ce fut le cas pour Xénophane de Colophon.

Après la période homérique il eut encore des concours de chant épique lors des fêtes religieuses ou des jeux funèbres. Après la fin de la production épique la bonne société grecque continua à prendre plaisir à entendre chanter, mais la nouvelle ère favorisa plutôt le chant lyrique que le chant épique. Les rhapsodes homériques devinrent plutôt des récitants, qui déclamaient et récitaient un texte fixé, et aussi éventuellement maîtres d’école et grammairiens.

L’épopée orale laissa place aux livres écrits quand le désir de transformation perpétuelle se fut affaibli, inversement l’écriture entrava les énergies créatrices qui avaient eu longtemps le champ libre dans l’improvisation39. D’un autre côté une œuvre écrite laissait la possibilité de prudentes améliorations. Les premières copies n’étaient peut-être pas destinées au grand public mais servaient p-ê seulement d’aide-mémoire aux chanteurs, qui ne voulaient plus improviser. En tout cas, l’Iliade et l’Odyssée, telles que nous les lisons aujourd’hui atteignirent la postérité sous la forme d’éditions régulières et non sous la forme de textes de chanteurs40.

[P.23] Même dans ces conditions, le texte écrit conserve des traces de la fluidité d’autrefois. Les livres transmettaient le début de l’Iliade sous deux formes : soit comme le début d’un nouveau poème, soit comme la suite de l’épopée précédente.41 Le chanteur choisissait l’une des deux introductions selon qu’il chantait l’Iliade seule, ou qu’il inscrivait dans un ensemble plus large. Les premiers livres de l’Odyssée offrent un compromis : ils fournissent le matériau d’une Odyssée récitée pour elle seule ou d’une Odyssée récitée à la suite des épopées (Nostoi) précédentes. La première scène de l’Odyssée est si étroitement liée au dernier livre des Nostoi, qui raconte la vengeance d’Oreste contre Egisthe, qu’elle est pratiquement inintelligible sans la récitation du nostos (retour) d’Agamemenon42. Tout au long des premiers livres Télémaque est mis en parallèle avec Oreste. D’un autre côté, le compositeur de la Télémachie pille les Nostoi et en incorpore les épisodes fondamentaux au cours des livres 3 et 4 de l’Odyssée. Dans le cas d’une récitation indépendante de l’Odyssée, c’est plus qu’utile ; mais dans le cadre de la récitation des Nostoi les répétitions étaient intolérables. Dans ce dernier cas le chanteur n’avait pas tort d’omettre les doublets. Il était tout simplement naturel que les chanteurs transposent le matériau de base dans un sens ou un autre, en fonction de la situation. La narration par Ulysse de ses errances ne requérait pas nécessairement les Phéaciens pour auditoire. Et de fait notre version de l’Odyssée nous montre comment Ulysse présente à Pénélope le même compte-rendu, enrichi de ses dernières expériences. Dans ce passage le texte présente un sommaire assez sec (Odyssée, XXIII, 310-341), un récit de substitution, pourrait-on dire, en lieu et place d’un récit complet, destiné à un conteur qui commencerait sa récitation au moment où Ulysse débarque à Ithaque43.

Une certaine faiblesse de structure dans la deuxième partie de l’Odyssée s’explique bien par cette liberté de choix. Le meurtre des prétendants est programmé en plusieurs endroits et tjs retardé par l’apport de matériaux nouveaux. Des préparatifs restent sans suite, des crises ne sont pas résolues, et l’empilement d’épisodes similaires gâte l’effet. Ces désordres disparaissent [P.24] si l’on admet que le chanteur n’utilise pas tous les épisodes à chaque fois44.

l’Iliade fournit des aperçus encore plus valables <de cette technique>. Chaque chanteur était naturellement soucieux d’inclure dans son canevas le plus possible de passages susceptibles de plaire. Dans le cadre général de « la colère d’Achille », l’Iliade introduit des morceaux qui appartiennent au début de la guerre de Troie, (comme par exemple la longue marche au combat ; le catalogue des vaisseaux dans le livre II, et l’ensemble des événements des livres III et IV), ainsi que des morceaux qui relèvent de la fin de la guerre de Troie (comme la mort d’Hector). Parallèlement certains livres sont imprégnés des souvenirs encore vivaces de la préhistoire de la guerre alors que d’autres se déroulent sous l’ombre de la chute imminente d’Ilion. Ce procédé ne satisfait pas aux exigences du réalisme, mais est très adapté d’un point de vue artistique si l’on admet que l’Iliade est récitée ou lue comme une pièce indépendante. La totalité de la guerre était ainsi reflétée dans le segment qu’elle représente. Evidemment, du point de vue du cycle complet, cela n’avait pas que des qualités ! Certains épisodes font défaut dans les épopées précédant l’Iliade45, alors que c’était à celles-là qu’ils appartenaient, parce qu’ils avaient déjà trouvé leur place dans l’Iliade. De toute évidence l’Iliade fut fixée en un livre avant les autres épopées de la guerre de Troie, 46 si bien que les auteurs postérieurs pouvaient la consulter. C’est probablement ce qui explique la disproportion entre les volumes des œuvres (l’Iliade s’était assimilé la plus grande part du matériau épique) ; cela explique aussi sans doute le fait que l’Iliade porte un titre auquel elle n’a pas plus de droit que les quatre autres épopées relatant la chute de Troie. La compétition des auteurs les conduisait à intégrer les meilleurs épisodes du cycle à leur œuvre, et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles les anciens trouvaient la valeur poétique des autres épopées bien inférieure à celle de l’Iliade et de l’Odyssée. Les autres auteurs étaient venus trop tard. Peu d’épisodes échappaient à la cupidité des arrangeurs hormis ceux qui avaient une place inaltérable dans l’ensemble du cycle (le sac de Troie par exemple). De surcroît, les effets de la sélection naturelle s’accumulaient : les meilleurs chanteurs choisissaient le cadre et le garnissaient des meilleurs épisodes. Ils donnaient à leur œuvre la forme poétique la plus parfaite et connaissaient les plus grands succès. Leurs œuvres se posaient ainsi comme normes, par le simple fait que le public voulait entendre les histoires ainsi composées et récitées. La sélection et l’habileté de leur arrangeur aidant, notre Iliade et notre Odyssée se trouvent ainsi dotées d’une structure correcte, sinon parfaite47. On ne peut que conjecturer à partir de quelques détails éparpillés dans les œuvres ce que devaient être les Iliade et Odyssée qui ont précédé les nôtres, quel degré de similitude elles avaient déjà par rapport à elles, et quelle dernière touche d’originalité a aboutit à ces dernières48.

Et pour finir nous pouvons comprendre pourquoi, du point de vue de l’efficacité, les transitions qui font passer d’un épisode à l’autre ne sauraient résister à un examen critique. Étant donné que les épisodes devaient souvent changer de place, les connexions disposées ici ou là étaient assez lâches, ou même étaient laissées avec la plus grande insouciance au sens de l’improvisation du chanteur ! Dans ces conditions les chants épiques n’avaient qu’une unité générale. Des strates d’époques variées entassées les unes sur les autres, entremêlées les unes aux autres, contribuent à cette œuvre merveilleuse ! D’ailleurs les tragédies grecques ne sont pas non plus uniformes, bien qu’elles aient été écrites par un seul homme et en un espace de temps fort court. Dans toute composition poétique chaque élément ( scène, motif, personnage) conserve ses propres tendances. La recherche un peu pédante d’une cohérence complète, qui aurait éliminé soigneusement toutes possibilités de contradiction aurait détruit ou appauvri sa propre création ! C’est bien pourquoi les œuvres épiques ne manquent pas détails incompatibles. Mais dans l’ensemble ce qui domine c’est l’unité, parce que chaque poème et chaque partie a une idée directrice simple et unique.

De plus, à côté de l’unité d’action, certes un peu approximative, la langue, le style, la versification offrent une solide unité de forme, conservée par la tradition.


b) Langue, vers, style. ([p.25])

Toute création de l’art grec comporte non seulement le sceau générale du caractère grec, mais chacune conserve son propre style, conforme à celui de son genre. En plus des caractères de son style, l’épopée homérique possède sa propre langue, une langue artificielle qui n’a jamais existé en dehors de l’épopée, et qui n’appartient qu’à elle. De l’épopée cette langue passa à l’élégie ; la lyrique elle aussi utilise souvent des mots et des formes épiques afin de donner une couleur épique à son langage et ainsi évoquer l’épopée. Dans la formation du langage épique, à côté des lois internes à ce genre, les accidents de l’histoire eurent leur rôle à jouer.

Seules les premières étapes de l’épopée se déroulèrent en Grèce continentale, pourtant la mère patrie. Le témoignage de la langue épique montre bien que l’éclosion et le développement de l’épopée eurent lieu à l’Est, dans les colonies, c'est-à-dire sur les côtes ouest de l’Asie Mineure et les îles qui la bordent. Des tribus grecques s’établirent là vers la fin du 2° millénaire, des Eoliens vers le nord, au sud de ceux-ci des Ioniens et, tout à fait au sud des Doriens. Le dialecte épique pour l’essentiel est éolien. On en déduit que l’épopée fut d’abord en vogue au nord, non loin des ruines de l’ancienne Troie. [P. 26] Les Ioniens prirent l’épopée aux Eoliens. On tenait Homère lui-même pour un Ionien. L’ionien s’introduisit dans la langue épique, se mêla à l’éolien mais sans supplanter totalement les mots et les formes de l’éolien. Les chanteurs ioniens n’avaient pas l’idée de traduire dans leur dialecte les chants qu’ils avaient entendus et appris pour la première fois de la bouche des Éoliens. Pour le faire ils auraient dû détruire bcp d’expressions qui n’avaient pas d’équivalent dans leur langue ionienne, ou que les éventuels équivalents ne s’adaptaient pas à la versification épique transmise. Un langage mixte s’inventa donc. Au fil du temps les éléments ioniens se renforcèrent, mais jamais les poètes ioniens ne renoncèrent à utiliser les mots, les tournures et les expressions éoliennes en même temps que la langue ionienne, même dans leurs propres compositions. Une rupture totale avec la tradition n’était pas dans le caractère des Grecs ; et l’on trouvait aussi des avantages dans la multiplicité des possibilités offertes par les deux langues.

C’est pourquoi l’épopée grecque n’atteignit pas sa maturité dans l’aire étroite de la mère patrie, centrée sur elle-même, mais s’étendit au loin dans les colonies de l’Est. Tout au long de l’époque archaïque, les ioniens ont tjs eu une longueur d’avance sur le reste des tribus grecques : plus vifs, plus entreprenants, plus ouverts, les fils des anciens immigrants se développaient plus vite que ceux qui étaient restés dans leur territoire. Ils vivaient au contact de différents peuples étrangers et les phéniciens qui abordaient sur leurs côtes leur faisaient connaître des denrées, des peuples, des idées qui venaient de toute la méditerranée. Les routes commerciales entre le continent asiatique, à l’Est, et toutes les régions de l’ouest, comme celles qui partaient de l’Egypte au sud jusqu’aux pays du nord, toutes se croisaient en Ionie. Vers la fin de l’époque archaïque, les Grecs de l’Ouest eux-mêmes se mirent à naviguer plus activement, au point que l’agriculture passa au second plan. A partir du huitième siècle une nouvelle vague de colonisation se mit en marche. Une cité ionienne, Milet, établit à elle seule sur la côte de la mer noire une véritable chaîne de comptoirs commerciaux. On croit que l’Odyssée49 même se fait écho de ces nouveaux intérêts. Les grecs de l’ouest durent alors être submergés de nouvelles incitations Mais le caractère Grec avait en lui-même assez de force pour résister aux influences étrangères. Ce qui venait d’ailleurs était soit rejeté soit adapté et assimilé50. [P. 27] Le développement culturel suivait ses propres lois, relancé par les incursions de l’étranger, jamais figé.

Bien qu’elle se soit développée aux avant-postes de l’hellénisme, au cours d’échanges parfois pacifiques parfois guerriers avec des civilisations étrangères, au milieu de la cruauté et de la barbarie, incontestablement l’épopée est purement et profondément héllénique, et elle l’est restée, dans sa langue et dans son essence. On peut dire qu’elle a donné forme et a pour ainsi dire créé le mode de vie grec et la culture grecque. Pour les Ioniens l’art épique permettait une sorte de réappropriation de soi : ces hommes, se rassemblaient ainsi entre eux, dans une atmosphère de repos, pour se détourner du monde environnant et du présent, et trouvaient refuge dans les traditions ancestrales d’avant les migrations.

La poésie épique, produite dans ces conditions, était ensuite propagée partout où vivaient des Grecs par des chanteurs itinérants. Vers le 8°siècle, au plus tard au 7°siècle, l’épopée commença sa marche victorieuse à travers tout le territoire grec, comme nous le montrent les vases grecs aux peintures tirées des récits épiques51. L’épopée qui avait germé sur le sol de la mère patrie finit par devenir, dans sa maturité et sa perfection ioniennes, la propriété durable de la nation grecque. Après que les récitations eurent abouti à des livres, l’épopée homérique devint une sorte de patrimoine culturel et un élément de l’éducation grecque, génération après génération.

Des effets si durables ne pouvaient provenir que de créations qui elles-mêmes résultaient d’une évolution continue, qui les a peu à peu constituées en véritables chambres au trésor, pleine des richesses amassées lentement au fil du temps. Il a fallu la sagesse et l’art de nombreux hommes, travaillant ensemble ou successivement à la même entreprise pour obtenir ce résultat si parfait du point de vue humain qu’est l’épopée homérique. Nous allons maintenant examiner le style et la versification des épopées homériques.

La langue de l’épopée est criblée d’archaïsmes à la vie dure et d’éolismes aux sonorités étranges. La langue antique, pleine de solennité, voisine avec la langue moderne, sans affectation, en proportions égales ou au contraire en concentrations diverses, selon le contenu et l’atmosphère de la scène. Les passages d’une sombre grandeur comme l’apparition du dieu vengeur au début de l’Iliade conservent plus strictement la dignité sévère du vieux langage traditionnel. Au contraire les passages plus vivants, et plus énergiques, comme les récriminations, dans ce même livre I, sont plus proche du langage vernaculaire52. D’une manière générale, la langue de l’épopée reste facilement compréhensible, pour tout Grec qui l’a écouté une fois attentivement. [P.28 ] Dans le détail pourtant plus d’un mot archaïque, plus d’une expression n’étaient plus qu’inanité sonore… Quant aux épithètes des dieux : plus d’une était devenue un nom ou un titre auquel on n’associait plus aucune signification précise. Des glissements de sens se produisaient aussi, qui aboutissaient à des erreurs productives, et de nouveaux mots étaient ainsi construits, selon le modèle de ce qu’on croyait être le vieux style53.

Le recours aux formules est un autre élément caractéristique du style épique. Des vers, des morceaux de vers, des groupes de vers, apparaissent encore et encore sous la même forme. Avoir sous la main un stock de formules toutes faites rend l’improvisation plus facile pour les chanteurs. Mais les avantages pratiques ne sont que des excuses superficielles et ne suffisent pas à expliquer l’existence de formules. D’ailleurs pour les anciens il n’y a pas à chercher d’excuses aux répétitions. Ils ne voyaient pas de raison pour détériorer une expression ou la draper de nouveaux oripeaux dans le seul but d’être original. Au contraire, parallèlement à ce qui est transitoire et individuel, ils veulent exprimer le permanent et le classique, dans la forme et dans le contenu.

Dans le vers formulaire l’essence de l’action qu’ils expriment est coulé dans le moule qui lui convient une fois pour toute. Les formules sont si délicatement et parfaitement travaillées qu’il vaut la peine d’en analyser un exemple en détail. Dans l’Odyssée XVII, 9854, le distique exprimant le partage du repas. Les vers précédents exposent les préparatifs de l’intendante puis viennent ces deux vers :

« Les convives étendirent leurs mains vers les plaisirs qui s’étalaient tout prêts.// Puis, quand ils eurent donné libre cours à leur désir de boire et de manger // Pénélope prit la parole55…  »

Premièrement, il est frappant de constater que rien n’est dit de l’acte de manger, à proprement parler. L’action a lieu entre les deux vers et reste implicite. La gestuelle animale qui consiste à mâcher et avaler est passée sous silence, par souci de décence56. Rien n’est dit de la matière alimentaire qui passe de la table au gosier. On ne parle que des mains qui peuvent prendre librement les aliments et du désir qui peut être librement satisfait57. [P.29] La nourriture est vue du point de vue de la joie (plaisir) que veut procurer l’hôte à son invité (voir de même Iliade XI, 780). Sous cet aspect aussi l’épopée est de la poésie sociale. Chaque formule est adaptée à sa fonction et remplit au mieux sa visée. Celles qui introduisent un discours fournissent un cadre neutre qui laisse intact le caractère dramatique de ce qui va être dit.

La plupart des formules ne constituent pas un vers entier : elles n’en forment qu’une partie. Il y a des hexamètres composés de deux, trois, voire quatre formules assemblées, car les formules sont ainsi faites qu’elles s’adaptent tjs l’une à l’autre parfaitement. Elles suivent les structures (métriques) de l’hexamètre et y entrent donc parfaitement58. Voyons cela.

Le vers épique est l’une des plus parfaites réalisations du génie créateur grec. Et quoiqu’on ne puisse généralement pas se faire une idée complète d’une forme artistique par le seul biais de l’analyse intellectuelle, pourtant le système de l’hexamètre peut être entièrement maîtrisé par une méthode rationnelle. C’est pq il vaut la peine d’entrer dans les détails techniques, étant donné que style et contenu sont inextricablement liés à la structure du vers59.

En grec ancien le rythme de tous les vers (y compris l’hexamètre) est produit par l’alternance régulière des syllabes longues et des syllabes brèves60 En ce sens le vers antique est plus mécanique que le nôtre, qui repose sur le rythme des syllabes accentuées et des syllabes non accentuées. Alors que l’accent tonique mis sur un mot crée une certaine relation avec le contenu du texte, les longues et les brèves n’ont rien à voir avec la signification des mots ou des phrases. [P. 29] Mais l’hexamètre61 réussit à atténuer cet inconvénient par une gestion particulière de la relation entre le sens des mots et le rythme du vers. Commençons par poser le problème.

Dans la langue de tous les jours les mots se succèdent en un flot articulé. Les périodes et à l’intérieur des périodes, les groupes de mots, longs ou courts, sont séparés les uns des autres. Dans ces divisions et subdivisions, un simple mot peut éventuellement constituer à lui seul un membre de la période. L’articulation s’exprime de manière audible, particulièrement dans un discours emphatique et lent, par des interruptions plus ou moins marquées de la mélodie vocale62 au niveau des connexions entre les membres. À l’endroit des divisions les plus tranchées, et slt là, il y a aussi une pause dans le flux oratoire. Le pb pour l’hexamètre63, était donc celui-ci : faut-il mettre en relation les articulations naturelles du discours, produites par le sens, avec la succession de longues et de brèves exigée par la versification, et comment le faire ? Le vers se déploie de manière rythmique en six éléments courts (metra) de deux ou trois syllabes chacun. Le contenu qui est signifié dans les vers (15 ou 20 syllabes en moyenne par phrase) est divisé ici ou là, sans que le rythme détermine l’espace entre les divisions. Seul un compromis peut régler le conflit qui en résulte. Sinon soit les vers vont se suivre en une séquence de sons, uniformément et sans considération du sens ; soit les vers seront récités en fonction du sens, selon une accentuation qui les brise en sections non rythmiques64.

L’hexamètre grec est divisé en quatre segments nommées cola, qui sont disposés de manière à permettre d’articuler le texte versifié en respectant les articulations du sens. Le 1° colon commence avec le début du vers. Les trois cola suivants commencent à la suite d’une interruption nettement perceptible : la césure65. La place variable de chacune des trois césures permet de diviser le vers selon des relations harmonieuses (entre sens et rythme). Pour la première : quatre possibilités s’offrent (A1 → A4) ; pour les deux autres deux possibilités (B1, B2 ; C1,C2)66. Cette liberté de choix donne au poète une relative souplesse dans la mise en forme de son texte, évite la monotonie qui naîtrait de l’uniformité du schéma métrique. D’un autre côté, malgré cette grande variabilité de la structure qu’offre la variété des césures67 , le système reste simple et uniforme. Au fur et à mesure que se déroule une récitation bien scandée, l’auditeur ressent grâce aux césures, à la fois la régularité des hexamètres et l’accord entre le rythme des vers et le rythme qu’impose le sens. Pas besoin de règles théoriques ; c’est pq les aèdes anciens n’en ont pas formulé ni transmis. Le système est implicite et toute erreur est repérée immédiatement parce qu’un vers faux ne peut être récité sur le mode traditionnel. Par la voie de la récitation l’hexamètre se maintint pdt deux mille ans, il s’est raffiné au fil du tps, mais ne fut jamais détrôné.

Chaque hexamètre est en fait une strophe en miniature. Le fait que se soit superposé à l’alternance mécanique des longues et des brèves, un « rythme du sens », audible et en harmonie avec le rythme mécanique du vers, a donné à l’hexamètre grec bien plus qu’un élément supplémentaire de plaisir esthétique. L’art y gagna en fait une nouvelle dimension. Le vers et le contenu ne se déroulaient plus simplement en deux bandes parallèles mais, se combinaient avec une parfaite plasticité. Le résultat en fut un nouveau mode d’expression, souple et capable d’exprimer ce qu’on voulait faire passer. La fusion du vers et du sens se mit en place naturellement, sans contraintes excessive ni artifices, parce que, par essence, l’articulation (du vers) n’est pas autre chose que le rythme fascinant des choses elles-mêmes, qui sont enchaînées dans les mots et les vers. On ne peut imaginer ce que gagne la poésie grecque à être récitée correctement68.

Les trois divisions (césures) qui forment les quatre cola à l’intérieur du vers ne se répartissent pas à intervalles égaux. La première césure peut venir (sans que ce soit une obligation) immédiatement après le début du vers. La deuxième occupe l’une ou l’autre des deux positions situées juste avant le milieu du vers (une répartition par moitiés exactes casserait le vers en deux). Les deux possibilités offertes pour la troisième césure ménagent un quatrième segment, long d’au moins cinq syllabes, sans césure. Ainsi, aussi mouvementé que puisse être le début du vers, il dispose dans son quatrième colon, au moins d’un cours égal et ininterrompu, équivalent à un tiers du vers ou même un peu plus selon les cas69.

C’est précisément cette portion finale de l’hexamètre, et plus particulièrement son dernier tiers qui accueille le plus volontiers la formule homérique. Le retour récurrent et sans changement des formules confère au style épique sa cohérence et sa dignité. Par exemple, dans les 32 vers de l’Iliade VI, 254-285 ; Sur les 32 vers nous trouvons 15 ex. de vers se concluant par une expression qu’on retrouve une ou plusieurs fois dans l’Iliade et l’Odyssée. De ces 15 formules 11 occupent le dernier tiers : ce sont à peu près les suivants « Fils des Achéens », « ton coeur t’a poussé », « tous les immortels », « sa vénérable mère », « la coupe de vin flamboyant», « aux belles boucles », « enfants innocents » , «La sainte Ilion », » (et moi, j'irai chez Pâris), faire appel à lui » « (ce piquier sauvage), ce rude artisan de fuite », « descendre chez Hadès », Les autre autres commencent un peu avant dans le vers : « Pour prier le très haut », « Hector au casque scintillant », « le fils de Cronos aux sombres nuages », « d'Athéna qui donne le butin »70. Le nom fermant le vers est généralement celui d’un dieu ou d’un héros, et donne du poids à la fin vers. Mais étant donné que la plupart des noms sont noms sont trop courts pour remplir le dernier tiers du ver, il sont fréquemment précédés d’une épithète traditionnelle. Par exemple « La rapide Iris », « Achille aux pieds rapides », « Zeus l’assembleur de nuées » ou « Zeus tonnant », Cela évite une rupture dans la dernière partie du vers, car dans le cours de la narration, l’apparition d’un dieu ou d’un héros est la marque caractéristique d’un nouveau commencement. Au moyen de l’épithète, le nouveau personnage est introduit dans le vers par avance, et le vers continue ainsi vers sa fin sans provoquer une surprise qui troublerait l’auditeur. La plénitude régulière et certaine du troisième tiers de l’hexamètre épique homérique lui donne un caractère sobre et solennel et le distingue de l’hexamètre hellénistique. Callimaque, poète hellénistique qui vécut 500 ans plus tard environ, et qui s’intéressait davantage à la vivacité et à la densité de son vers qu’à son ampleur, n’hésitait pas à introduire de nouvelles idées à la fin de son vers.

Par ce moyen et par d’autres, le mot et le vers tiraient profit l’un et l’autre de leur alliance. En tant que strophe miniature l’hexamètre ne donnait pas la forme voulue à la matière voulue en un cours neutre et uniforme. Ses quatre membres s’animaient d’une vie propre : un puissant démarrage au premier colon pour lancer le vers ; un deuxième colon plutôt événementiel ; un troisième souvent emphatique et un quatrième sonore et balancé : voilà le schéma traditionnel. Il y en bcp d’autres ; mais dans tous les cas le vers est animé d’un mouvement intérieur et conçu comme un tout71 .

Etant donné tout cela, la place d’un mot dans un vers n’est pas indifférente. Une certaine uniformité en résulte. Ainsi par exemple, le troisième membre d’un vers (colon), qui peut se réduire à deux syllabes, et porte facilement un accent marqué est propre à contenir le nom du plus grand des dieux (Διός, ou autre)72 ou des expressions comme dieu ou dieux (θεός, θεοί etc.). Les formulations figées, qui reviennent souvent, ont leur place à l’intérieur du vers, là où elles peuvent s’incorporer en fonction de leur taille. Et comme les formules suivent les règles générales de la versification, aucun membre (colon) n’interfère avec un autre. [P.34] Ils s’adaptent l’un à l’autre comme s’assemblent des blocs dans une construction et se complètent l’un l’autre,73 mais sans contrainte ni règles définies. Le bon goût et une aisance assurée guident ces assemblages. Le style entier est imprégné d’éléments typiques, qui ont entre eux leurs relations et leurs affinités.

La fixité des types74 se voit entre autres par le fait que les mêmes épithètes sont régulièrement appliquées aux choses ou aux personnes indépendamment de la situation particulière où elles se trouvent. Le poète parle ainsi de « navires qui sillonnent les mers » au moment où on les tire sur le rivage ; il parle d’ « Achille aux pieds rapides » quand le héros est assis calmement ! Le goût moderne s’en étonne. On en a inféré que cette pratique avait pour but de favoriser l’improvisation. Cette explication ne vaut pas parce que tels traits se rencontrent à toute époque dans toutes les formes de l’art grec. Il vaut mieux penser que les chanteurs épiques emploient les mêmes épithètes régulièrement et avec constance pour montrer l’inaltérable nature des choses, et les traits dominants des personnages. Par essence les bateaux sont des véhicules « pour traverser la mer sans chemins »75 et Achille est par nature « rapide et impétueux ». La narration épique veut exprimer le constant dans l’éphémère, tempérer l’accidentel par l’essentiel.

Nous avons analysé le style épique du point de vue de la versification et de la langue. Venons en mt au style au sens large : les tendances qui gouvernent l’organisation (Gestaltung) de la narration.

Le style homérique est si spécifique et si consciemment construit, avec une telle rigueur, que nous devons plutôt l’appeler contrainte stylistique épique (Stiliesirung /« stylisation ») que style. C’est dans les passages les plus anciens que la ‘stylisation’ est la plus forte, à l’exclusion de toute autre style. Dans les strates plus récentes des tendances opposées ont commencé à assouplir l’ancienne rigidité. On ne pouvait pas s’attendre à autre chose dans cette sorte de poésie, dont nous ne connaissons que le dernier état, déjà attaquée par la corruption, avant son déclin. Pour esquisser les traits particuliers de la contrainte stylistique épique (Stiliesirung /« stylisation ») de l’épopée archaïque il faut s’en tenir à l’Iliade, qui représente en gros les plus anciennes étapes.

Un détail caractéristique de la stylisation homérique est le choix de l’antiquité : antiquité des événements racontés, antiquité des situations décrites. [Voir supra P. 21] D’ailleurs le texte qui emporte chanteur et auditeurs dans des temps reculés fait remarquer scrupuleusement l’écart entre ce passé et le présent des auditeurs. Cela s’applique plus particulièrement aux apparences extérieures des deux civilisations (voir infra [P.45 ]). Les héros de la guerre de Troie vivaient à l’âge du bronze et le poète les représente munis d’armes en bronze, alors que dans sa vie quotidienne il utilise depuis longtemps des instruments en fer76. Le poète représente ses héros allant au combat montés sur des chars de guerre alors que les hommes de son auditoire combattaient à cheval ! Plus encore : alors que l’épopée a mûri dans les colonies grecques, sur les côtes d’Asie, l’épopée ignore tout de l’immigration vers l’Est ! Elle ne connaît que la mère patrie, la Grèce métropolitaine77!

Les chanteurs ont conservé cette peinture des formes de la vie archaïque avec tant de fidélité parce qu’ils croyaient que l’âge dont ils parlaient, en dépit de son retard dans le domaine technique était plus grand que le leur. Sans cesse, lorsqu’on nous raconte les prouesses des héros on nous répète que « les hommes comme ceux qui vivent aujourd’hui » ne pourraient réaliser de tels exploits. L’histoire s’inscrit dans une dégénérescence continue. Et comme nous le dit le livre I, les héros de l’Iliade sont inférieurs à ceux de la génération précédente dans la même proportion que les hommes d’aujourd’hui le sont par rapport à eux. Ce même passage (I, 247ss) nous montre aussi en quoi était censée consister la supériorité de ces héros. Le vieux Nestor s’adresse aux rois qui se querellent, et dont aucun ne veut céder :

«[1,247-274 ]78 - Alors, parmi eux, se leva vite Nestor aux paroles agréables, le clair orateur des Pyliens : de sa langue, plus doux que le miel coulait le discours. Il avait vu, déjà, deux générations d'hommes doués de la parole mourir, avec lui jadis élevées et nées dans Pylos la très sainte; et, parmi la troisième, il régnait. Bienveillant, il parla ainsi : "Hélas ! [] Écoutez-moi. Tous deux, vous êtes plus jeunes que moi. Autrefois déjà, moi, avec des hommes meilleurs que vous mêmes, j'ai frayé, et jamais ils ne m'ont dédaigné. Non, je n'ai pas revu encore, ni ne reverrai, d'hommes tels que Pirithoos, et Dryas, pasteur de troupes, Caenée et Exadios, et Polyphème rival des dieux, {et Thésée fils d'Egée, comparable aux immortels}. Ceux-là furent très forts, parmi les hommes nourris sur la terre; étant très forts, ils combattaient de très forts adversaires, les bêtes sauvages de la montagne. Ils les tuèrent effroyablement79. Voilà ceux que je fréquentai, quand je vins de Pylos, d'une grande distance, d'une terre lointaine : ils m'avaient appelé eux-mêmes. J'ai combattu là, librement; et, contre ces hommes, aucun des humains aujourd'hui sur la terre ne pourrait combattre. Or, ils réfléchissaient à mes conseils et suivaient mes avis. Suivez-les donc vous aussi, car il vaut mieux les suivre »

.Il poursuit à peu près

« Toi Achille tu es bon, et pourtant tu devrais suivre mes conseils »80.

Que signifient ici « bon » et « meilleur » ? La légende décrit les Lapithes comme violents, inflexibles, dominateurs ; Nestor de même. Brutalité, hardiesse, plaisir à se quereller et joie de combattre voilà les éléments de la grandeur de la première humanité (humanité archaïque). En ce sens le proème de l’Iliade expose bien par avance comme son véritable sujet, la colère destructrice (οὐλομένην) d’Achille, dont un nombre infini de Grecs seront victimes. [P. 36]

La sauvagerie animale, l’orgueil entêté, le carnage : tout cela, dans l’Iliade ne fait plus l’objet d’une admiration naïve mais est déjà de nature romantique, parce que les poètes et d’une manière générale « les hommes comme ceux d’aujourd’hui » sont taillés sur un autre patron. Nestor, par sa volonté de réconcilier Agamemnon et Achille représente la raison (le raisonnable) moderne. Mais si les princes qui se querellent avaient écouté la voix de la raison, comme les Lapithes l’avaient fait, à en croire Nestor, il n’y aurait eu ni colère d’Achille ni Iliade ! L’art épique, dans l’Iliade, a atteint sa maturité, et est dans son dernier stade. L’Iliade, qui doit sa perfection à une cert aine humanisation et à une certaine élévation spirituelle, glorifie un type d’humanité plus sauvage et plus cruel, qu’elle a dépassé ; elle ne pouvait cependant pas faire autrement que de prêter à ses personnages qq uns des traits caractéristiques de son époque. Cela trahit bien l’écartèlement caractéristique de tout romantisme. Puis vient l’Odyssée : l’esprit nouveau gagne du terrain et l’épopée s’éteint . (Voir infra II,g)

Le monde dans lequel se déroulent les événements de l’Iliade est aussi un monde idéalisé, et ses lois ne sont pas les mêmes que celles de la réalité ordinaire. Les dieux et les grands héros vivent dans leur sphère propre, qu’ils ne partagent qu’avec leurs égaux. Tout ce qui empiète sur leur souveraineté est, en qq sorte, éliminé et anéanti. Rien ne limite leurs actions, ni le tps ni l’espace et la nature elle-même ne les contrecarre pas. Il n’y a ni été ni hiver ni mauvais tps ni froidure. La campagne devant Troie est slt un terrain de combats et non un paysage champêtre. Le rivage, avec le camp des Achéens, est tjs présent, ainsi que l’imposante citadelle d’Ilion. En cas de nécessité, la nature fournit un point de repère, un figuier, une colline, une tombe et, si un héros en a besoin, un rocher se trouve là sous la main, prêt à être lancé. Au premier livre de l’Iliade la peste décime l’armée achéenne : il semble évident que seuls les hommes de troupes seront atteints ! Personne n’imaginerait que les princes puissent en être frappés ! Les dieux punissent Agamemnon en faisant mourir ses sujets. Une fois les fleuves de la plaine troyenne, qui sont des dieux, prennent part au conflit et mettent Achille en danger de se noyer. Il se plaint qu’il risque de mourir comme un gamin qui garde les cochons et aussitôt deux dieux de l’Olympe surgissent à ses côtés et le rassurent : ton destin n’est pas d’être vaincu par les courants du fleuve (Iliade XXI, 279s). Seules des forces qui inspirent le respect par leur valeur peuvent avoir un effet sur les grands personnages de l’épopée, car on se meut dans un univers poétique où rien n’est mécanique, grossier, accidentel. Dans un duel le résultat en gal dépend de la valeur des combattants, et l’arme d’un grand héros, entraîne une mort immédiate dès qu’elle touche l’adversaire, serait-ce superficiellement 81. [P. 37] C’est une autre règle des duels épiques : il n’y a pas de mort lente ni de blessures graves. Les personnages principaux subissent parfois des blessures légères, qui les éloignent tout au plus momentanément du combat. En gal soit ils ne sont pas atteints, soit ils sont tués sur le champ. Cette dernière solution n’arrive qu’au moins fort, évidemment. Le poète qui veut n’utiliser qu’une fois la figure d’un guerrier règle ainsi son sort définitivement ; les demi-mesures rendraient les scènes de batailles moins monumentales.

Cette sorte d’extrémisme ne tient pas à l’insensiblité ni à un goût pour la sauvagerie mais résulte uniquement des choix stylistiques de l’épopée. L’attitude constante de l’Iliade à l’égard de la guerre « riche en larmes » le prouve suffisamment. La terrible grandeur de la mort est toujours présente et sur chaque guerrier qui tombe elle étend son ombre terrifiante dans le fracas de ses armes qui retombent sur son corps mourant82 . Même quand il s’agit d’un de ces guerriers sans renom qu’il introduit dans le seul but de les faire mourir sous les coups d’un meilleur qu’eux, le poète en qq mots dote la victime d’une personnalité qui fait bien ressentir le poids de la tragédie qui la touche.

Iliade , V, 50 75 Alors le fils de Strophios, Scamandrios, habile à la chasse, [5,50] l'Atride Ménélas le maîtrisa de sa pique acérée, ce chasseur excellent. Il avait appris d'Artémis elle-même à frapper toutes les bêtes sauvages que nourrit, sur les montagnes, la forêt; mais, alors, il ne tira secours ni d'Artémis qui verse les flèches, ni de cette adresse à tirer loin, où auparavant il excellait. L'Atride Ménélas, célèbre par sa lance, le voyant fuir devant lui, le blessa au dos de sa lance, entre les deux épaules, et poussa à travers la poitrine. Scamandrios tomba, face en avant, et sur lui ses armes retentirent.

Mérion tua Phéréclos, fils du constructeur Harmonidès, qui de ses mains savait fabriquer toute espèce de beaux ouvrages, car Pallas Athénè l'aimait entre tous. C'est lui qui, pour Alexandre même, avait construit ces vaisseaux bien équilibrés, sources de maux, qui firent le malheur de tous les Troyens et de lui-même, car il ne connaissait nullement les oracles des dieux. Mérion, quand il l'atteignit dans sa poursuite, le frappa à la fesse droite. Perçant en avant à travers la vessie, au-dessous de l'os, la pointe ressortit. Phéréclos tomba à genoux, en gémissant, et la mort l'enveloppa.

Mégès égorgea Pédaios, fils d'Anténor. C'était un bâtard, mais la divine Théano l'avait élevé avec soin, comme ses propres enfants, pour plaire à son mari. Le fils de Phylée, célèbre par sa lance, s'étant approché, le frappa à la nuque de sa lance aiguë : droit à travers les dents, le bronze coupa la langue à sa base. Pédaios tomba dans la poussière, et serra le bronze froid de ses dents.

Iliade VI, 12-19 Axylos fut tué par Diomède bon pour le cri de guerre, Axylos fils de Teuthras, qui habitait la belle ville d'Arisbè. Riche de biens, il était aimé des hommes, car tous il les accueillait, habitant une maison sur la route. Mais aucun d'eux alors n'écarta de lui la triste mort, en se jetant devant lui. A tous deux, Diomède ôta la vie, à lui et à son serviteur Calésios, qui alors conduisait ses chevaux; et tous deux s'enfoncèrent sous la terre83. Tous ces commentaires s’expriment sans émotion et relatent simplement les faits. Pourtant quoique la langue ne soit pas dramatique, l’ensemble produit de l’émotion.

Cela nous conduit à une autre caractéristique du style épique : l’objectivité pleine de sobriété et de noble détachement. Le chanteur rapporte les faits, mais il ne formule pas de jugement ni de réflexions personnelles sur ses personnages84. Il ne nous donne pour les comprendre que leurs actions et leurs discours. Le récit épique ne soulève jamais les questions problématiques ; il donne peu de descriptions des états (d’âme) intérieurs.

Pourtant cette poésie est remplie de caractères bien différenciés, de questions excitantes, et de situations pleines de tension dramatique, parce que l’épopée a développé un art qui lui permet d’indiquer par d’autres moyens ce que son style lui interdit de dire directement. Les détails sont moins inventés pour illustrer une action que pour jeter un éclairage indirect sur son arrière-plan.

Dans le passage de l’Iliade où Hélène apparaît en personne pour la première fois, (III, 125) le poète tient à introduire le thème qui domine toute la scène (130-138 ; 156-160 ; 164-165) : [P. 38] voilà la femme pour la possession de laquelle les nations se combattent dans une guerre sanglante ; et elle est bien consciente de son rôle, aussi terrible et grandiose que passif. Mais plutôt que de la montrer du doigt et d’analyser sa situation, il nous dit en substance : « Iris la trouva dans la grand-salle, devant le métier à tisser. Elle représentait sur une grande étoffe les nombreuses souffrances de la guerre qu’Arès imposait à cause d’elle aux Troyens dompteurs de chevaux et aux Achéens vêtus de bronze ». Dans l’Odyssée (II, 15-23) nous prendrons comme exemple la manière indirecte dont est rendue la situation compliquée à Ithaque en l’absence d’Ulysse. Depuis qu’on n’a plus de nouvelles de ceux qui sont partis à Troie, l’amertume et l’angoisse se sont emparées du peuple d’Ithaque. Certains prétendent à la main de Pénélope ; d’autres ne s’occupent que de leurs affaires ; beaucoup d’autres enfin conservent loyauté et fidélité à leur roi Ulysse. Le poète exprime parfaitement la situation en créant un personnage qui vit personnellement tous ces conflits d’intérêts.

« Un des chefs de l'assemblée, le héros Égyptius, est le premier qui se lève. Courbé par la vieillesse, il avait acquis une longue expérience. Un fils qu'il aimait tendrement, le brave Antiphus, était monté dans le vaisseau qui conduisit Ulysse aux champs de Troie : parmi les compagnons de ce héros qui le suivirent dans la caverne du plus féroce des cyclopes, il avait le dernier servi de pâture au monstre. Trois fils restaient encore à ce père infortuné : l'un, Eurynomé, était au nombre des amants de Pénélope; les deux autres cultivaient les champs paternels : cependant le vieillard ne cessait de pleurer celui qui s'était éloigné de ces bords »85.

Dans l’expression indirecte, les choses aussi jouent un rôle tout autant que les actions et les personnages : il faut apprendre et comprendre ce langage des objets inanimés, discret mais nettement intelligible. Quand le poète s’attarde sur un objet, il le fait à dessein : si l’arme d’un héros est décrite avec soin c’est qu’il s’apprête à entreprendre avec elle de grandes actions. Iliade, XI. Agamemnon s’arme. Cette fois il s’agit d’Agamemnon, le roi de l’armée en personne, qui va se distinguer par ses exploits guerriers, un homme qui mène la plus glorieuse campagne jamais entreprise dans l’histoire, un homme dont on suit les actions dans le vaste monde avec le plus grand intérêt ! Ce sentiment d’importance, le poète le traduit dans la description de l’armure qu’Agamemnon revêt pour son « aristie ». Voici le texte que commente Fraenkel( trad. Hodoi Electronikai)

Iliade XI, 15-42 « L'Atride, d'un cri, fit agrafer leur ceinturon aux Argiens. Lui-même revêtit le bronze éblouissant : les jambarts, d'abord, dont il entoura ses jambes, très beaux, articulés sur des couvre-chevilles d'argent. En second lieu, la cuirasse, dont il revêtit sa poitrine : jadis Kinyrès la lui donna, en présent d'hospitalité; il avait reçu à Chypre la grande nouvelle que les Achéens, marchant contre Troie, allaient prendre le large sur leurs vaisseaux; il donna donc cette cuirasse au roi, pour lui plaire. Elle avait dix bandes de cyanos noir, douze d'or et vingt d'étain; des dragons de cyanos s'élançaient vers le cou, trois de chaque côté, semblables à l'arc-en-ciel que le fils de Cronos fixe sur les nuées, présage pour les hommes doués de la parole. Sur ses épaules, l'Atride jeta l'épée; des clous d'or y étincelaient; le fourreau était d'argent, muni de bélières d'or. Agamemnon souleva son bouclier qui le couvrait tout entier, bien ouvré, impétueux, et  beau. Il y avait autour dix cercles de bronze, et, dessus, vingt bossettes d'étain blanc, avec, au milieu, une de cyanos noir. Il portait en couronne la Gorgone à l'oeil farouche, aux regards terribles, et, tout autour, l'Épouvante et la Fuite. Il en pendait un baudrier d'argent, sur lequel se recourbait un dragon de cyanos, dont les trois têtes, tournées en trois sens, naissaient d'un seul cou. Sur sa tête, le roi mit un casque à deux cimiers, à quatre bossettes, garni d'une queue de cheval; terrible, le panache, au-dessus, s'agitait ».

La progression conventionnelle des nombres de bandes de métal (10 -12- 20) ne permet pas de reconstituer l’armure. Mais ce n’est pas la représentation fidèle de la réalité qui intéresse le poète. C’est le symbolisme des mots qui compte. Les serpents représentent chez Homère la rage irrépressible du combat et de la menace de la mort (voir Iliade III, 33-37).86 L’arc en ciel n’est pas un symbole de paix, pour les héros homériques, mais un terrible pressentiment qui annonce l’horreur à venir. (Iliade XVII, 544-552). Ainsi la description de l’armure signifie dans en un discours plus abstrait : Agamemnon (revêtit) afficha sur toute sa personne un sauvage désir de tuer, et de terribles exploits guerriers se préparaient87.

Ces traits et bcp d’autres encore marquent le style homérique de leur empreinte caractéristique. Mais cela nous autorise-t-il à parler de «stylisation » plutôt que de style, tout simplement ? Est-ce à dire qu’ils ont imposé leurs contraintes au poète épique ? Peut-être les poètes voyaient-ils les événements de la vie passée avec simplicité, et dans un éloignement ? P-ê les voyaient-ils aussi objectivement et aussi naïvement qu’il les racontaient ? P-ê leur était-il impossible de représenter la vie autrement  et leur langage était-il incapable de parler d’autres choses ?

Aucun doute là-dessus, la dernière forme de l’épopée, celle que nous possédons, était tout sauf naïve, y compris du point de vue technique ! L’archaïsme de sa pensée était tout aussi recherché et voulu que celui de sa langue. La preuve en est que dans l’épopée, certaines règles qui sont respectées ailleurs sont transgressées. Le chanteur aurait pu faire autrement.

Les discours. La retenue que le chanteur s’impose dans la narration disparaît dans les discours qu’il entremêle à son récit88. Tant qu’il se contente de raconter, le chanteur n’est qu’une ombre discrète et neutre. Dans les discours qu’il prête à ses personnages il prend leur chair et leur sang, s’incarne en eux et parle par leurs lèvres. Dans le rôle d’un personnage épique il peut donner libre cours à ses réflexions sur les événements, décrire une situation et l’éclairer, caractériser d’une manière magistrale un personnage et l’évaluer89. [P. 40] En gal les discours sont plus riches et plus libres. Leur style, leur pensée et leurs raisonnements sont plus modernes, que ne l’est la narration. Dans les discours on trouve très souvent des idées, des réflexions, des comportements en opposition avec celles sur lesquelles repose la narration épique, comme si se donnaient ici libre cours les forces habituellement contrôlées.

Les comparaisons épiques. Comme les discours dans l’Iliade, elles font sentir la distance entre la stylisation traditionnelle (Stiliesirung) et une relative liberté. Les nombreuses comparaisons épiques offrent un aperçu des images que le poète se fait de la réalité naturelle, et qui sont si éloignées des descriptions artificielles de la narration. Elles complètent un objet héroïque par son pendant dans le monde quotidien ; parallèlement aux événements spéciaux et inhabituels, elles introduisent le reflet d’une activité familière et habituelle. Les choix restrictifs qui sont de règle dans la narration ne s’appliquent pas dans les comparaisons. Là le poète ne recherche pas l’archaïsme, ne reste pas sur son quant à soi et n’ignore pas non plus les forces qui l’environnent. Ici on trouve des gens humbles, avec leurs soucis et leur travail à faire. Il y a des petitesses, des querelles pour un petit lopin de terre. On y trouve des animaux qui sont de simples êtres vivants, qui agissent et ressentent comme les hommes ou les dieux. On y voir l’arbre en fleurs abattu par la tornade ; il y a des orages, des saisons, la maladie. Dans la mesure où les comparaisons ne se contentent pas d’enjoliver (Kleiden ↔ revêtir) les évènements du passé par leurs mots mais les éclaire et les illustre plutôt, le poète n’est plus un simple conteur. Il met qc chose de lui-même, dans un rapport d’hoe à hoe avec son auditeur. Il se place sur le terrain de l’expérience quotidienne pour mettre en pleine lumière les choses anciennes.

Les comparaisons constituent un des traits les plus frappants du style épique, particulièrement dans l’Iliade. Leur nature et leur fonction ont été souvent mal interprétées. Concluons par quelques remarques.

Au beau milieu d’une narration, au moment le plus excitant voilà que se glisse une comparaison commençant par « comme quand ». Une scène est construite, assez riche en détails pour occuper à elle seule toute une série de vers. Quand la comparaison s’est entièrement déroulée, le cours de a narration reprend par « ainsi » ou « de même ».

[P. 41] L’épopée ancienne ne connaissait que la présentation linéaire, et la comparaison offrait une ligne parallèle au déroulement de la narration. Ce redoublement donne du poids au sujet ; le lecteur qui doit combiner des images disparates, est conduit à réfléchir de façon plus approfondie à la situation. La ressemblance entre les deux peintures ne se réduit pas à qq traits ; elle porte sur l’ensemble de la scène, concerne sa structure et le déroulement de l’action dans sa globalité90. Les deux visions parallèles donnent une nouvelle plasticité à l’épopée. Plus une comparaison est élaborée plus elle éclaire la situation entière et tous ceux qui y participent. Dans le jeu qui s’établit entre les deux visions le caractère et l’humeur des acteurs sont mis en avant avec bien plus de force que dans la simple narration, réticente par principe (« stylisation »). Espoir, cupidité, détermination, anxiété, aspiration, peur, désillusion, désespoir : presque jamais ces sentiments ne passent plus directement des personnages de l’histoire à l’oreille de l’auditeur bienveillant, que par le travail indirect de ce « procédé artistique » que sont les comparaisons

Les comparaisons suggèrent le parallélisme sans jamais le souligner point par point. Ce qui manque dans l’une des deux représentations lui est renvoyé par le reflet de sa contrepartie. Et au-delà de ce qui est explicitement exprimé d’un côté ou de l’autre, la comparaison suggère beaucoup plus par les ombres qu’elle dessine à l’arrière-plan. Il faut dire que la plupart des comparaisons sont des types, avec lesquels l’auditoire est familiarisé. Exactement de la même façon qu’un passage narratif nous en dit plus quand il est dans son contexte que si on le lit isolément, de même les comparaisons individuelles en disent plus long parce qu’elles se rattachent à des familles, dans lesquelles l’auditeur les replace.

Les comparaisons qui impliquent le berger et son monde constituent une de ces très larges familles. Sous sa forme la plus brève la comparaison entre un héros et un berger se réduit à une expression comme : «  berger de son peuple »/  « ποιμὴν λαῶν», parce qu’il protège son peuple de ses ennemis comme le berger protège son troupeau contre les bêtes de proie. Dans les guerres homériques, en effet, les rôles n’étaient pas répartis comme aujourd’hui. Seul le chef, un noble plein de vigueur, était équipé d’armes défensives et offensives coûteuses ; sa mobilité sur le front lui venait de son char de guerre. Dans le combat rapproché, les hommes de troupe étaient pour ainsi dire sans défense devant les champions ennemis — des moutons devant des lions. Aussi les masses restaient-elles à l’arrière, à une certaine distance, tandis que les champions combattaient leurs pairs entre les lignes ennemies. Il n’est pas rare qu’un champion veuille se lancer dans la masse des ennemis pour en faire un carnage. C’est au champion adverse de s’interposer pour protéger ses gens. S’il échoue ils sont perdus !

Voici maintenant une comparaison : Diomède le fils de Tydée a été légèrement blessé par une flèche. Un de ses compagnons la lui retire et le voilà de nouveau en pleine vigueur. Iliade , V, 134 - 144

« Et le fils de Tydée revint en première ligne. Si désireux qu'il fût, avant, de combattre les Troyens, maintenant son ardeur était triplée. Comme le lion qu'un berger, dans les champs, veillant sur ses brebis laineuses, a blessé, alors qu'il sautait dans son parc, mais n'a pas terrassé ; la blessure excite ses forces; le berger renonce à le chasser, s'enfonce dans l'étable; le troupeau abandonné s'effare ; les brebis, serrées, sont répandues les unes sur les autres, et le lion furieux bondit hors du parc encaissé; telle était l'ardeur du robuste Diomède à se jeter parmi les Troyens91. Là il maîtrisa Astynoos et Hypéron, pasteurs de troupes. (ποιμένα λαῶν,) »92

La comparaison suivante suggère la poursuite triomphale du vainqueur et la débandade désespérée des Troyens devant Agamemnon. (Iliade, XI, 172- 181).

« Arrivés à la porte Scée et au chêne, ils s'arrêtaient (Les Troyens) et s'attendaient les uns les autres; mais certains, encore au milieu de la plaine, fuyaient, comme des vaches qu'un lion a fait fuir, en survenant lors de la traite de nuit. Elles fuient toutes, mais à une apparaît le gouffre de la mort93 : le lion lui rompt le cou de ses fortes dents, d'abord; puis, sang et entrailles, il dévore tout. Ainsi l'Atride, le puissant Agamemnon, poursuivait les Troyens, tuant toujours le dernier. Eux fuyaient. Beaucoup, sur la face ou à la renverse, tombaient de leur char sous le bras de l'Atride; car, autour de lui, devant lui, sa lance les massacrait. »

Souvent, il arrive que la ligne des soldats résiste au champion ennemi et le mette en fuite. Ainsi Ajax Iliade XI, 546

« Alors Zeus le père, pilote suprême, fit naître la crainte dans le coeur d'Ajax. Il s'arrêta, stupéfait; sur son dos il jeta son bouclier, fait de sept peaux de boeuf, et se réfugia, en regardant de tous côtés, dans la foule, comme une bête féroce, se retournant, reculant pas à pas. Tel un lion fauve, chassé de l'étable des boeufs par les chiens et les villageois, [11,550] qui l'empêchent de ravir la chair grasse des boeufs en veillant toute la nuit : par désir de chair, il fonce droit, mais n'aboutit pas; car, serrés, les traits bondissent à sa rencontre, partant de mains hardies, et les brandons enflammés, qu'il redoute, malgré son élan; à l'aurore, il se retire, le coeur triste. Tel Ajax, alors, s'éloignait des Troyens, l'âme triste, bien à regret; car il craignait beaucoup pour les vaisseaux achéens ».

[P. 43] Les comparaisons centrées sur les bergers et les prédateurs sont toutes similaires. A leur tour les comparaisons avec les bêtes se ramènent souvent à des images de chasse. Pour n’importe quelle situation de combat une comparaison est tout prête ou peut être adaptée facilement. Quand les guerriers attaquent en bande, on les compare à une horde de loups ou une meute de chiens que le chasseur (le chef) lance contre le prédateur ou contre le gibier. Dans ce genre d’évocations familières quelques traits suffisent pour bâtir une situation complète. Cela pallie l’une des faiblesses du style linéaire qui ne peut en gal représenter qu’une maigre portion de la réalité. Les comparaisons élargissent donc l’horizon en imposant un arrêt au déroulement continu de la narration et en introduisant une image d’ensemble de la situation mise en miroir.

Les forces naturelles constituent une deuxième grande famille de comparaison. Vent, vagues, falaises, montagnes et nuages constituent des symboles de la volonté, de l’assaut, de la collision, de la résistance ou de l’enthousiasme. Le champion est ainsi le rocher sur lequel se brise l’ouragan des attaquants. Le flot des assaillants est présenté comme des « vagues » qui, protégées de leurs « casque » d’écume ( κορύσσεται, Iliade,IV, 424), viennent se briser contre un « cap rocheux » « Le vent » qui pousse les lames contre le rivage devient la volonté, soit celle des masses elles-mêmes, soit celle du chef qui les entraîne. L’image peut être déplacée de la masse des soldats à la masse du peuple à l’assemblée. Ainsi, Agamemnon a fait une proposition à l’assemblée en armes et tous réagissent avec entrain :

(Iliade II, 144-149)  «Par ces paroles, il émut, dans leur poitrine, le coeur de tous les hommes de la foule qui n'avaient pas assisté au conseil. L'assemblée s'agita comme les longues vagues de la mer, de la haute mer d'Icare, que l'Euros et le Notos soulèvent à la fois, quand ils fondent sur elle des nuages de Zeus le père. ».

Un peu plus tard l’assemblée ayant changé d’humeur, Agamemnon fait une contre-proposition, qui est, elle aussi, acceptée avec enthousiasme :

Iliade II, 394 : « Il dit; les Argiens poussèrent une grande clameur, comme la vague qui, sur une haute falaise (quand la venue du Notos la soulève), heurte le cap rocheux que n'épargnent les vagues d'aucun vent, qu'elles naissent ici où là. Debout, ils s'élancèrent, se dispersant vers les vaisseaux; les baraques fumèrent, et ils prirent leur repas »

Ici le lien entre la comparaison et le contenu narratif est évident : il s’agit du rugissement des vagues et des masses. Le « cap » est ici le chef lui-même. Cette fois la comparaison se termine par une phrase remarquable. A la vue du changement d’avis si radical de l’assemblée le poète conclut : de quelque côté que souffle le vent94, le chef (la falaise qui se dresse vers le ciel est entourée d’acclamations ( le déferlement des vagues) [P. 44] Une fois qu’une comparaison adéquate a été trouvée, comme celle de « la tempête sur la mer » pour symboliser le pouvoir de la volonté tendue dans une direction, on peut lui l’utiliser dans de nouvelles applications. Ainsi par exemple, en Iliade, XIV, 16, l’hésitation d’un homme qui attend l’impulsion qui le poussera d’un côté ou de l’autre est comparée au silence de la houle qui roule de-ci de-là attendant la tempête qui lui donnera sa direction.

L’Odyssée est loin d’être aussi riche en comparaisons. Elle n’en a pas autant besoin, parce son action se situe pour une grande partie dans le monde plus ouvert et plus libre, dans lequel les comparaisons de l’Iliade ne font que jeter un éclairage momentané. Mais en revanche les comparaisons de l’Odyssée sont plus originale et ne se rattachent pas autant à un système d’images préétabli et contraignant.

Un exemple. Ulysse de retour à Ithaque loge dans la cour de sa propre maison sous les haillons d’un mendiant. Il est témoins d’actions qui offensent sa dignité de maître (NB. la conduite des servantes, amantes des prétendants). La colère monte en lui, mais il la maîtrise, parce que tout serait perdu s’il agissait maintenant sans tactique.

Odyssée XX, 24-30  « Il parla ainsi, réprimandant son coeur en sa poitrine; et son âme, comme à l'ancre, demeurait obstinée dans la patience ; mais lui se retournait en tous sens. Tel un homme qui sur un feu ardent tourne en tous sens un ventre rempli de graisse et de sang, qu'il a hâte de voir bien grillé, ainsi Ulysse se tournait, puis se retournait, se demandant perplexe comment il arriverait, seul contre tant d'hommes, à tenir sous sa main les prétendants impudents »

Ce qui fait le lien ici entre la narration et la comparaison est l’action de tourner : le héros se tourne et retourne sur son lit sans trouver le sommeil, comme l’homme qui a faim tourne et retourne la panse farcie sur le grill. Mais le fond de la comparaison est de suggérer qu’Ulysse tourne et retourne dans son esprit plusieurs possibilités en grillant d’impatience de pouvoir se venger, comme un homme qui meurt de faim attend que sa nourriture soit cuite. La peinture est expressive mais particulière et constitue un exemple extrême de la décadence, occasionnelle, du style homérique. De même que les comparaisons dans l’Iliade descendent du niveau héroïque au niveau du monde ordinaire, de même la comparaison de la situation —certes non héroïque— d’Ulysse avec la cuisson descend jusqu’au vulgaire.


(C) Le matériau de l’épopée.

D’où provient en fin de compte la matière de nos épopées ? Au VI° siècle déjà certains sceptiques pensaient que leur contenu n’était que pure fiction. Au XIX° les érudits estimaient, unanimement, que la guerre de Troie et tout ce qui s’y rattachait n’était qu’invention poétique. Schliemann, un profane, dont les spécialistes se moquaient, faisait confiance à la lettre des épopées homériques. Il découvrit Troie en 1870 ; puis l’antique Mycènes. Il trouva même plus que ce qu’il cherchait : les restes de sept villes, ou neuf ou même plus s’empilaient les unes sur les autres à l’emplacement de Troie. Mais lui et ses successeurs trouvèrent aussi moins que ce qu’ils espéraient. L’Ithaque qu’Homère décrit dans l’Odyssée par ex. n’a jamais existé. La question posée sous sa forme la plus simple : «  Le récit d’Homère est-il vrai ? » ne peut recevoir une réponse simple !

Il faut distinguer le cadre historique général et le récit des événements particuliers racontés dans l’Iliade et l’Odyssée. L’action des épopées remonte à l’époque lointaine qui précède la colonisation grecque des territoires de l’Est, où les épopées furent pourtant crées. La peinture de cette époque et de sa civilisation est-elle correcte ? N’était-ce que le fruit de l’imagination du poète, reposant sur le rêve « d’un bon vieux temps » qui n’aurait jamais existé ?

Le cadre historique général. Les recherches archéologiques qui ont suivi celles de Schliemann — dans la mesure où on peut connaître l’histoire sans documents écrits95 — confirment largement l’exactitude de la peinture homérique. De 1750 jusqu’après 1200 av. J.C96 fleurit une civilisation avancée, d’une grande unité et fortement individualisée. C’est cette civilisation de l’âge du bronze qui est reflétée dans les épopées homériques97. Dans ces poèmes le bronze occupe la place qu’avait le fer à l’époque où vivait le poète. Le centre de cette première étape de la civilisation grecque était Mycènes, « riche en or ». Or Schliemann trouva en 1876, dans les six tombes royales à fosse de Mycènes, environ 14 kg d’or sous la forme de bijoux et d’ustensiles, remontant au XVI° siècle av. J.C. Tels étaient les trésors que la terre conserva plus de trois mille ans pour le « naïf » lecteur qui avait gardé foi en son Homère !

Schliemann était convaincu qu’Homère avait vécu à l’époque des événements qu’il raconte98. Nous ne pouvons partager cette idée. [P. 46] Pour nous l’épopée n’est pas une chronique en vers d’événement récents, mais est le produit final de siècles de développement. Au début du XII° siècle la culture Mycénienne fut détruite. Sa chute est due à l’irruption de nouveaux envahisseurs, tribus de Grecs encore non civilisés, les Doriens99. Sous la pression de ces immigrants, qui déferlèrent du nord en plusieurs vagues, pdt un fort long temps, bcp de Grecs abandonnèrent la patrie et allèrent s’installer sur la côte Ouest de l’Asie ou dans les îles de la mer Egée. De leurs antiques traditions naquirent les poèmes épiques, qui préservent avec fidélité et en détail la peinture de l’époque Mycénienne (voir supra p. 21 et 34 de l’édition Blackwell). Les fouilles de Mycènes ont mis au jour de nbx objets et bâtiments, dont les représentations peuvent illustrer les poèmes homériques.

D’un autre côté, la tradition épique a totalement gommé un fait historique important. La civilisation mycénienne, loin d’être autochtone, était née en Crète. Des immigrants Grecs s’en imprégnèrent et la rapportèrent en Grèce centrale100. Les épopées Homériques ne soufflent mot de cela, si bien que les premières découvertes d’Evans (à partir 1900) firent sensation, cette fois dans le sens contraire : les fouilles nous donnèrent une autre vision de l’antiquité tardive. Les récits épiques nous cachaient que l’âge héroïque avait subi des influences aussi lointaines. Ils avaient totalement effacé les traits de la culture étrangère pour ne garder que ceux qui étaient en rapport avec le mode de vie grec101 Le passé national a donc été rétrospectivement débarrassé de ses éléments non grecs, de la même manière que l’épopée, alors qu’elle se développait et atteignait sa maturité dans les colonies de l’est, se gardait de toute influence asiatique (hormis ce qui était devenu pleinement grec par une totale assimilation).

Vérité historique des événements et des personnages.  Le noyau central de la guerre de Troie est probablement historique. Peu après 1200, une des villes du site de Troie102 fut brûlé et détruite par des envahisseurs étrangers. C’est celle qui correspond à l’époque de la guerre de Trois selon la chronologie grecque. Il n’y a aucune raison de douter qu’une expédition de guerriers grecque conquit, pilla et détruisit la florissante cité de la côte ouest de l’Asie, puis après de lourdes pertes s’en retourna dans la mère patrie103 ! Cela s’est produit jusque tard dans l’époque Mycénienne jusqu’à l’écroulement de la civilisation. On comprend aisément que ce dernier grand exploit de l’époque Mycénienne marqua plus profondément la mémoire des générations qui le suivirent, et que l’éclat de l’héroïsme épique est assombri par l’approche du naufrage tragique qui donne à l’Iliade sa sombre grandeur.

Pour ce qui est de l’historicité des personnages : cela varie d’un cas à l’autre. Le noyau historique fut sans doute élargi et enjolivé au fil du tps. Bcp de choses doivent être à moitié vraies. Selon l’Iliade (V, 627ss) Tlépomène et Sarpédon chefs des Rhodiens et des Lyciens se battent en duel devant Troie. La Lycie est la territoire continental situé en face de l’île de Rhode et Tlépomène est, dans les légendes grecques, le héros qui conduisit la conquête et la colonisation de Rhodes. Leur duel dans l’Iliade peut donc être le reflet d’une bataille historique entre les Grecs de Rhodes contre les Lyciens d’Asie Mineure. Ce n’est que plus tard que la bataille fut transposée plus au nord et dans une période plus ancienne, par le pouvoir magnétique de la poésie épique qui attirait tout le matériau possible dans le récit de la grande expédition contre Troie.

Enfin, en troisième lieu, la question de l’historicité n’a pas le même sens pour l’Iliade et pour l’Odyssée, parce que les deux histoires racontées sont de nature différente. Même si les événements de l’Odyssée étaient vrais, ils ne relèveraient pas de l’histoire : cela ne concerne pas l’histoire de savoir si Ulysse a réussi à rentrer chez lui, si Télémaque ou un des prétendants lui a succédé, etc. Tout au contraire le souffle de l’histoire se fait sentir dans tous les épisodes de l’Iliade ; tous les événements qui s’y déroulent ont un retentissement immédiat sur le destin des nations. Dans l’Iliade les personnages sont des princes, des généraux, des alliés et traitent ou communiquent en tant que tels. Dans l’Odyssée les relations sont des relations de père à fils, d’ époux à épouse ; d’hôte à invité ; de voyageur à berger ; de maître à esclave ; de mendiant à mendiant : les relations sont privées ou s’établissent au gré des circonstances. Même quand s’offre l’occasion d’une réflexion politique, elle n’est pas exploitée104. De toute évidence les auteurs souhaitent s’en tenir à la sphère de la vie privée.

L’intrigue de l’Odyssée est essentiellement une intrigue de roman. Mais bcp de traits appartiennent aussi au domaine du mythe ou du conte de fée. Aventures fascinantes d’un jeune prince qui part au loin et revient vieilli, sous les haillons d’un mendiant, et à force d’énergie et de ruse reconquiert sa dignité et sa position ; le mari qui rentre incognito et trouve sa femme sur le point de se remarier. La femme fidèle mais désespérée. Le fils qui aimerait l’aider mais ne sait pas comment y parvenir ; des serviteurs loyaux et des traîtres… Ces thèmes romanesques se passent d’analyse et de commentaire. Mais le mythe et le conte en revanche ont besoin de qq explication.

A la différence d’une légende fondée sur un événement historique, le roman, par nature, n’est lié à aucun lieu donné. Il ne faut donc pas s’étonner que les fouilles n’aient pas mis au jour le palais d’Ulysse à Ithaque, alors qu’elles ont pu découvrir la citadelle « d’Agamemnon » et les remparts du roi « Priam105 ». L’histoire de l’Odyssée est située sur une île insignifiante, éloignée des grands centres de la culture mycénienne. La raison en est probablement que l’histoire a emprunté certains de ses éléments au mythe du soleil106 L’extrême ouest est considéré comme la demeure du soleil, et selon l’Odyssée (IX, 25) Ithaque est située à l’extrémité, vers l’Ouest107.

Une série de touches dans l’Odyssée indique la nature solaire originelle du héros108, et plus d’un passage se trouve éclairci par ces emprunts. Mais dans les épopées que nous lisons, les éléments religieux, sécularisés et humanisés sont réduits à de simples traces. L’Odyssée laisse au miraculeux (prodigieux) et au féérique un champ plus vaste que l’Iliade, qui n’accorde que peu au prodigieux et absolument rien au féérique. Les aventures d’Ulysse le conduisent au fin fond de l’au-delà où il fait l’expérience du merveilleux des contes, qui non slt n’a rien à voir avec l’histoire, mais concerne aussi fort peu la géographie ou l’ethnologie. Le poète ne tient pas à donner à son auditeur des repères géographiques précis, ni même à lui donner l’illusion de le faire109 ; il veut bien plutôt le distraire, le surprendre et l’étonner. Ces histoires ne se rattachent même pas très étroitement à la ligne romanesque de l’œuvre.

Presque toutes les aventures qui surviennent au cours de la traversée proviennent de la libre imagination d’un peuple de marins. Les cauchemars nés de l’angoisse jouent une pièce dans laquelle le pêcheur tient le rôle du poisson ! Scylla saisit les marins qui passent à sa portée pour les avaler exactement de la même manière que les pêcheurs sortent les poissons hors de l’eau. Sur le rivage des Lestrygons les compagnons d’Ulysse sont pris dans une baie à l’entrée étroite comme les poissons dans une nasse. Les géants brisent les bateaux et se mettent à chasser avec leurs javelots les hommes qui nagent « comme des poissons » ( Odyssée X, 124), pour les dévorer.

Un autre groupe de motifs dérive non plus cette fois de l’imaginaire des marins eux-mêmes mais de leurs proches. Beaucoup de marins partent en mer et l’on n’entend plus parler d’eux. Ont-ils péri ? Sont-ils retenus prisonniers ? Ont-ils décidé de s’installer ailleurs ? Pour ceux qui attendent il n’y a plus qu’à broder sur l’absence. Leur imagination remplit le vide informe et intangible de la disparition par des images concrètes, qui revêtent au moins en partie une couleur amicale. « Ne pas retourner chez soi » se dit en grec archaïque « oublier le retour ». C’est mi par métaphore mi sous forme de conte que les proches disent du disparu qu’il a mangé de la plante « oublie le retour ». Chez les Lotophages Ulysse et ses compagnons sont confrontés à cette plante. L’Odyssée ne le dote pas de pouvoirs magiques ni n’attribue aux Lotophages de mauvaises intentions. Mais la fleur, « douce comme le miel », est si agréable à manger, que les compagnons d’Ulysse, en « souhaitent d’oublier le retour ». (IX, 97) Dans l’histoire des Sirènes (XII, 39ss. ; 158ss. ) le philtre envoûtant qui retient à jamais les marins sur une côte étrangère, est un chant de femmes. Sans doute à l’origine s’agissait-il de lyrique chorale, mais dans l’épopée ce chant devient récitation épique (voir supra p. 9). L’effet produit par le chant des Sirènes sur le marin est que « son épouse et ses enfant ne pourront l’entourer ni fêter son retour chez lui »110 Voilà le point de vue de ceux qui sont restés et attendent. Le sort final des victimes est plus sombre111 (Odyssée, XII, 45-46.). Circé, quant à elle possède de véritables pouvoirs magiques ; ils sont maléfiques ; Elle transforme les hommes en bêtes. Mais dès qu’Ulysse annule son pouvoir elle devient sa maîtresse. Calypso, elle, n’a pas d’intention maléfique : elle est l’amante d’Ulysse et veut lui offrir l’immortalité112, afin de vivre avec lui éternellement. Les nymphes sont l’esprit d’un lieu. Elles représentent la nature vivante d’une région, la fraîcheur de ses ruisseaux, et de ses prairies, la croissance de ses forêts, la solitude de ses montagnes. Le paysage de l’île de Calypso est décrit comme des plus charmants : « Même un dieu se fût senti émerveillé et plein de joie » (Od. V, 63-74 ; Ph.Jaccottet). Dans la légende de Calypso, le lointain inconnu qui retient pour toujours sur ses bords le marin disparu a pris corps sous la forme de la nymphe d’un paradis terrestre, amoureuse et décidée à lui offrir la félicité éternelle à ses côtés. Dans cette légende le pouvoir divin dont il s’agit est tout simplement nommé « Disparition » tant il est visible que le nom même de Calypso dérive du verbe « καλύπτειν » : voiler ; cacher113.

Par définition, personne ne devait revenir du pays des Lotophages, des îles de Circé et de Calypso. Il faut pourtant qu’un jour l’un d’eux soit revenu sinon nous n’aurions aucun renseignement sur ces mondes d’au-delà. Comme Ulysse il devait avoir été plus hardi et plus déterminé que les hommes ordinaires, pour pouvoir s’arracher à l’étreinte d’une Calypso ! Il devait aussi avoir été plus malin que les autres et avoir joui d’une aide divine pour résister à la magie d’une Circé ! Un tel homme peut même descendre dans le domaine des morts et en revenir ! Il est assez naturel qu’une seule personne soit créditée de toutes ces aventures ; c’est ainsi que l’Odyssée s’est approprié une partie du matériau qui appartenait à l’épopée des Argonautes114. Puisque le héros de l’Odyssée était censé représenter un modèle de ruse et de hardiesse typiquement Ioniennes et puisqu’il avait été lui aussi longtemps absent, il était assez naturel que les aventures de marins lui fussent attribuées. Il est en outre typique dans le récit de ce genre de voyages merveilleux, anciens comme modernes, que le voyageur raconte ses aventures à la 1° personne. C’est donc ainsi que cela se passe dans l’Odyssée.

Outre le matériau qui s’est développé graduellement à partir d’un noyau historique ou à partir des thèmes [p. 51] romanesques ou merveilleux, l’épopée comporte aussi des éléments de pure invention qui se sont formés dans son dernier stade. Un nouvel âge s’exprime à travers de nouvelles idées et de nouvelles tendances. Les livres de la Télémachie (Odyssée, III et IV), l’idylle de la rencontre entre Ulysse et Eumée (Odyssée , XIV et XV), la conclusion de l’Iliade, (XXIV) que l’on peut comparer avec l’avant dernier livre de l’Odyssée nous en fournissent des exemples.

Dans la Télémachie et dans l’idylle consacrée à Eumée l’action épique stagne (voir Early Greek Poetry… p.18). Télémaque entreprend une traversée pour recueillir des informations, se former, et rendre visite à des héros de la guerre de Troie. L’héroïsme du jeune homme est encore à venir ! Nestor, Ménélas, Hélène ont leurs hauts faits derrière eux. C’est à travers les yeux éblouis de la jeunesse que nous découvrons la vie quotidienne des princes, occupés sur leur trône royal de leur seules dignité et fonction, Nestor avec sagesse et piété, le couple M /H au milieu d’un luxe éclatant. Les héros nous sont présentés à distance respectueuse, à travers le regard craintif de Télémaque, peut-être le regard du poète devant les glorieuses figures des héros de l’Iliade. Inversement nous entrons dans la cabane d’Eumée d’un pas assuré : ce milieu différent simple, chaleureux et d’une humanité sans fard nous touche plus, par sa simple présentation, que la distinction des grands. Quand Eumée et le voyageur se racontent leur passé, leur histoire est captivante, mais n’est ni pathétique ni héroïque. La vie des deux hommes a été ruinée par la trahison des autres. Tout comme la Télémachie observe les fiers rois de l’Iliade du point de vue auquel l’Odyssée nous a accoutumés, de même la « scène d’Eumée » jette un œil par la brèche qu’a ouverte l’Odyssée, pour l’épopée, dans la vie quotidienne115.

Les sentiments ont changé. L’admiration horrifiée, typiquement romantique, devant les hommes qui inspirent l’effroi et devant les événements effrayants a laissé place à un sentiment plus doux qui finit par affecter les deux épopées, leur donnant une nouvelle forme : la haine s’apaise devant le corps de l’ennemi abattu et laisse place à une attitude plus chevaleresque.

Dans l’Iliade le nouveau et l’ancien coexistent côte à côte en complète contradiction. Le poète ne supprime pas l’outrage horrible par lequel Achille venge la mort de son ami Patrocle. L’outrage infligé au cadavre d’Hector est d’autant plus sauvage et cruel qu’Achille se sent responsable de la mort de son ami116. [P. 52] Puis vient la visite de Priam au meurtrier de son fils, et la rencontre émouvante entre les deux hommes. Le poème guerrier se clôt donc sur une note de tristesse mélancolique sans pour autant infléchir l’héroïsme des personnages ni alléger le poids du destin qui pèse sur les événements.

Dans l’Odyssée Le jour où les prétendants de Pénélope devraient voir aboutir leur longue cour, Ulysse tue avec l’instrument du concours tous les prétendants, bons ou mauvais dans la salle des hommes ! C’est à trois titres qu’il peut prétendre maintenant à la possession de Pénélope : il est son époux ; il est son vengeur ; il est le vainqueur du concours et a remporté le plus haut prix ! L’ironie de la chose tient aussi dans ce fait que jusqu’au moment où il se saisit de l’arc d’Ulysse et entre en concours, il n’est qu’un mendiant auquel personne n’accorde la moindre attention. Ce trait trouve son couronnement dans une scène à l’ironie grandiose un peu plus tard. Une fois les cadavres entassés dans la cour (Odyssée XXII, 448-451) Ulysse et Pénélope célèbrent ensemble leur secondes noces dans la salle fraîchement nettoyée. La salle résonne de la musique et du pas des danseurs, tandis que la fleur de la jeunesse d’Ithaque baigne dans son sang ! Dehors passent des gens dont les frères ou les fils ont payé ces réjouissances de leur vie !  Ils n’en savent rien

Odyssée XXIII, 130 -151 « Ulysse l'avisé lui répondit : « Eh bien, je vais te dire ce qui me paraît le meilleur parti. Allez d'abord au bain; revêtez vos tuniques; dites aux femmes de la maison de prendre leurs beaux vêtements; que de son côté le divin chanteur, tenant son harmonieuse phorminx, dirige pour nous les pas d'une danse joyeuse afin qu'entendant du dehors, chacun se dise, ou passant ou voisin, qu'un mariage se célèbre ici : gardons que la nouvelle ne se propage en ville et qu'on ne sache la mort des prétendants avant que nous soyons partis pour notre campagne aux riches vergers. Là, nous déciderons suivant les inspirations que Zeus Olympien nous aura données. » Il dit : les autres obéirent docilement à ses ordres. Ils commencèrent par aller au bain, puis revêtirent leurs tuniques; les femmes se parèrent. Alors le divin chanteur prit sa phorminx creuse et fit naître en eux tous le désir des doux chants et des danses gracieuses. Bientôt la grande maison résonnait sous les pieds des danseurs joyeux, hommes et femmes à la belle ceinture, et entendant ce bruit du dehors, les gens disaient : « Point de doute : un prétendant a épousé la reine si recherchée, mauvaise, [23,150] qui n'a pas su, fidèle à son noble mari, rester jusqu'au bout en la grande demeure et attendre son retour ! » Ils parlaient ainsi, sans rien connaître de ce qui s'était passé ».

Voilà qui ferait une fin marquante pour cet épisode dramatique ! Mais, dans la version de l’Odyssée que nous avons conservée, un repeint masque cette fin et la prive de ses effets. La fête n’est plus une véritable fête117 mais une ruse habile qui tient à distance les parents des victimes et laisse à Ulysse le temps de préparer le reste de sa vengeance. Dans notre version de l’Odyssée, Ulysse interdit à la vieille nourrice Euryclée de pousser le cri des joie des femmes ( ὀλολυγή) quand elle voit les cadavres des prétendants. Il la retient et l’avertit :

Odyssée XXII, 411- 418 « Réjouis-toi au fond du coeur, vieille; il est impie de triompher sur des hommes abattus. C'est la volonté des dieux, ce sont leurs iniquités qui les ont terrassés; car ils ne respectaient qui que ce fût sur la terre, roturier, noble même; leurs insolences les ont perdus; ils ont subi un affreux destin. Mais, allons, fais-moi connaître les femmes qui dans les appartements de cette maison m'ont outragé, et celles qui sont innocentes. »

[P. 53] Dans l’Iliade personne ne se prive de pousser de sauvages cris de joie au dessus du corps de l’ennemi abattu ! Les derniers chanteurs ont un sentiment différent. Leur nouvelle piété gâche la fête des noces sanglantes de l’Odyssée et aboutit dans l’Iliade à la scène délicate du rachat d’Hector.


d) Dieux et puissances

« Les actions des dieux et des hommes » constituent le thème des récitations épiques ( Odyssée I, 338). Grâce à l’inspiration de la Muse, le poète sait comment chanter ces forces supérieures dont les actes sont cachés aux hommes ordinaires118. Dans l’ Odyssée, l’introduction des dieux dans l’action se justifie par la fable elle-même. En effet les dieux dirigent de longs épisodes de l’action. Athéna particulièrement dispense au héros et à son fils toute une série de services, petits ou grands. Dans l’Iliade bien que les dieux soient présents dans de nombreuses scènes, leur présence ne s’explique pas de la même façon. Premièrement Dans cette œuvre les dieux n’apparaissent pas seulement pour intervenir dans les événements de la guerre de Troie, mais ce qui se passe dans le monde divin est de toute évidence pour le poète un second thème, à part entière, parallèle au thème humain. Les actions se déroulent fondamentalement sur deux niveaux différents : ciel et terre, et l’un des deux disparaît à l’occasion à l’arrière-plan. Deuxièmement, les scènes divines ne contiennent en gal pas d’action à proprement parler, mais sont par nature descriptives, comme les descriptions du milieu humain dans l’Odyssée. Troisièmement certaines « scènes divines » sont d’une grossièreté déplaisante, épicées de plaisanteries vulgaires et de rires tonitruants. Les dieux se querellent entre eux et se trompent mutuellement, en viennent aux coups ou s’étalent de tout leur long sur le sol119. De tels comportements ont offensé certains âmes pieuses, à commencer par Xénophane, un rhapsode du VI° s av. J.C. ( voir infra p. 330).

Si pour l’homme homérique la religion était avant tout le fondement transcendantal de la morale, la religion de l’Iliade devait être absurde et méritait des reproches.

Si les dieux signifiaient pour lui, avant toute chose, les puissances supérieures qui interviennent de force dans la vie des hommes, alors ces descriptions des dieux dans l’Iliade n’étaient encore une fois qu’un jeu frivole autour des figures les plus imposantes, [P.54] un jeu d’autant plus condamnable qu’elles ne sont pas nécessaires à l’action du poème120. Mais aucune religion ne trouve son unité en se développant à partir d’une idée unique de la divinité. Les trois difficultés soulevées dans le paragraphe précédent, se résolvent dans une conception particulière qui a contribué à l’élaboration du monde des dieux d’Homère : la pensée polaire.

La pensée polaire, qui apparaît pour la première fois dans l’Iliade et l’Odyssée dominera la pensée archaïque, après Homère : les qualités ne peuvent être conceptualisées qu’en même temps que leurs contraires. C’est pourquoi les étroites limites de la condition humaine ne peuvent être pensées que par la représentation en contrepoint d’une condition divine qui n’a pas ces limites mais ressemble pourtant à celle des hommes121. Dans cette conception le dieu n’a pas de mœurs meilleures que celles des hommes, parce que la morale à strictement parler est une pénible contrainte ; mais il jouit d’une abondance surhumaine de vitalité, et profite en toute liberté de son existence. C’est pourquoi les dieux ont une personnalité fortement individualisée et ne sont pas des abstractions ; c’est pq ils forment une société complète, avec à leur tête Zeus comme père et chef122, comme dans les familles et sociétés humaines. Une conséquence supplémentaire est que la plupart de leurs actions ne peut avoir une portée historique : il ne peut y avoir qu’existence, « milieu », épisode. Rien ne mérite d’être pris au sérieux. Entre eux les dieux rient de ce rire homérique, que les hommes ne sauraient partager, ce rire que rien ne limite et ne trouble. Ils rient pendant que les hommes se combattent l’un l’autre dans la poussière, la souffrance et le sang. Et tandis que les hommes se battent à la vie à la mort les dieux se joignent à eux comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie ! Zeus se réjouit de leurs querelles ( Iliade, XXI, 389). Querelles, conflits constituent le thème de l’Iliade et de la plupart des autres épopées (Odyssée, VIII, 75)123. Si l’homme est cruel et querelleur, les dieux doivent l’être de la même manière. C’est pq les dieux se combattent, se raillent, se caressent, se réconfortent les uns les autres. Les issues fatales et tragiques sur la terre exigent que les événements se terminent de façon comparable sur le mont Olympe, la tragédie en moins. Aussi paradoxal qu’il puisse paraître, le fait que les dieux se jouent entre eux ces farces burlesques fait partie intégrante de leur divinité.

Les dieux peuvent se montrer irréfléchis parce qu’ils ne risquent rien124 ! Lorsqu’un homme entre sur le champ de bataille, il inflige des blessures sans nombre à ses congénères, et envoie à la mort bcp d’âmes courageuses pour son plus grand triomphe, jusqu’au moment où il finit par succomber lui aussi à ses blessures. [P.55 ] Les dieux eux, interviennent dans le cours des affaires humaines d’une main insouciante, comme un enfant qui joue sur le sable, construisant et détruisant tour à tour125. C’est précisément l’exubérance que nous percevons dans le jeu grossier que les dieux mènent entre eux ou à l’égard de l’humanité qui contribue à leur étrange grandeur, tant il est vrai que les épopées anciennes considèrent avec admiration ces nobles figures, vivant leur vie sans trouble et sans contrainte. Quand un dieu en assez il lui suffit de s’arrêter ! Arès, blessé, regagne le ciel ; en un instant le voilà guéri par les bons soins de Paeon, le dieu guérisseur; Hébé, qui représente l’éclat de la jeunesse en fleur, le lave de la saleté ramassée sur la terre, et revêt de beaux vêtements. Il siège ensuite à côté de Zeus ; « joyeux dans l’éclat de sa gloire retrouvée » ( κῦδος)126. Le dieu peut retrouver sa majesté à tout moment127 alors que l’homme doit supporter jusqu’à la fin, aussi amère soit-elle, ce que les dieux ou les hommes ou lui-même s’inflige. Il est lié à sa terre ; les dieux vont et viennent. Ils peuvent aussi bien participer aux actions du grand théâtre (drama) qu’en jouir en tant que spectateurs. Ils peuvent encore rester assis « Tranquilles, dans leurs palais, chacun dans la belle demeure bâtie pour lui dans les replis de l'Olympe » 128. Ce qui pour les hommes est vital n’est pour les dieux qu’un jeu divertissant dont ils peuvent détourner le regard et qui ne les concerne pas. Pour eux la grande guerre, comme le fait remarquer l’un d’entre eux n’est qu’ « une chose mineure », « de moindre » importance que les joies que donnent les festivités en joyeuse compagnie129. La capacité des dieux à se détourner des terribles événements humains définit un horizon et fixe les limites de la guerre de Troie et de l’existence humaine. Les souffrances humaines n’ont leur place que dans une des deux moitiés de ce monde à deux faces. Dans un poème épique la deuxième face ne doit pas être omise ; car ce n’est que par le moyen de ce miroir divin, selon la logique de cette époque, que l’humanité peut être montrée à la place qui lui revient.

Les dieux pouvaient donc se couper de tout le reste et rester dans leur monde céleste en toute autonomie. Ils n’avaient pas à s’occuper des affaires du monde, sauf s’ils le désiraient130. [P. 56] Cette conception-là de la divinité est inconciliable avec celle qui fait des dieux les puissances effectives et dirigeantes, à l’œuvre dans tout ce qui arrive sur terre. Les deux visions se trouvent en parallèle chez Homère, sans aucun effort pour les concilier, car la poésie épique ne cherche pas à faire de la théologie ni à présenter une vision cohérente du monde.

En tant qu’ils régissent le monde les dieux d’Homère se fondent en une unité sans individualité propre. On parle simplement « des dieux », ou au singulier « du dieu » ou de Zeus sans distinction. On croit fermement que tout ce qui arrive sur terre se fait « selon la décision des dieux ». Mais les propos de ce genre se limitent aux généralités, étant donné que l’épopée est réticente et vague dès qu’un élément cesse d’avoir une forme personnelle tangible.

l’Iliade parle clairement et précisément dès que les dieux se divisent en deux camps et favorisent ou persécutent l’une des deux partis chez les hommes. Certains héros particuliers ont même leurs protecteurs attitrés parmi les dieux. Cette situation soulève de nombreux conflits parmi les dieux eux-mêmes.

La notion de « Destin » ou « ordre », notion persistante et collective, désigne tout ce que l’on suppose déterminé, sans bien savoir comment et pourquoi cela est ainsi réglé.

«Ordre» se dit θέμις. (Ordnung p. 62 ; Satzung p.68 n.24 ) Ce terme désigne les règles inaltérables qui gouvernent ou devraient gouverner les relations d’homme à homme. La notion englobe les normes, les lois, les mœurs et les institutions sociales. Même les relations sexuelles relèvent de cet « ordre » (Ordnung )131. De tout ce bloc se distingue une institution et une seule, en relation étroite avec le monde des dieux : c’est la dignité du roi. Il est sans cesse répété que ses prérogatives, et ses droits sur la communauté, proviennent de Zeus. La conception du droit naturel n’existe pas132.

« Destin» se dit le plus communément, dans le langage d’Homère, μοῖρα ou αἶσσα. Ces termes signifient qc comme « portion / part ». Le choix de ces mots montre que le destin n’était pas ainsi désigné comme une loi ou une règle universelle, mais comme la forme qu’il prend en s’adaptant à chaque individu : sa portion personnelle. C’est pourquoi on parle toujours de « destin » quand il produit un événement important pour une personne. La totalité dont les destins individuels constituent une partie / portion n’est jamais nommée. A l’occasion les dieux sont désignés comme « ceux qui donnent sa part » à chaque homme133. Mais en règle générale dans ce cas, le destin, est pris en un sens qui s’oppose totalement à son sens original de portion (distribuée) et désigne une force active qui « dépasse », « entrave », « saisit », « jette par terre », « contraint », « abat », ses victimes134. Le destin il est vrai est particulièrement à l’œuvre dans les catastrophes, les défaites, les destructions. Quand il apporte délivrance ou succès, on utilise la formulation négative : « ce n’était pas encore son destin de tomber », et rarement la modalité affirmative. Très souvent « destin » signifie « mort ». Il n’y a pas de dieu spécifique nommé « mort ».

Chez Homère le destin est parfois nommé « La providence des dieux »135 et est ainsi rapporté d’une certaine façon aux dieux. Dans d’autres passages au contraire, l’épopée nous fait comprendre que malgré les nombreuses affirmations selon lesquelles le monde est gouverné par les dieux, l’action épique elle-même est prévue par un destin auquel les dieux eux-mêmes doivent céder. Avant la mort d’Hector, Zeus consulte les balances d’or et place sur chaque plateau le sort d’Achille et le sort d’Hector. Le destin d’Hector entraîne le plateau et sombre vers les profondeurs de l’Hadès. Le dieu qui l’avait protégé l’abandonne à son sort et Athéna apporte son soutien à Achille (Iliade XXII, 209)136.

L’idée de la prédestination est tellement étrangère et se rattache si peu au monde spirituel d’Homère qu’elle doit avoir une origine différente, et propre à elle. Il ne faut pas aller loin pour la trouver137.

La mort d’Hector : le poète nous la présente comme un aboutissement naturel et logique. En effet, Hector a le sens de l’honneur ( Il. XXII, 99-110) et du discernement ( Il. 111-130) : ces qualités ne lui laissent pas d’autre choix que de le combat décisif avec Achille. Achille est le meilleur des guerriers (40 et 158). D’un autre côté le poète montre ouvertement sa sympathie pour le perdant. Zeus lui-même souhaite qu’Hector échappe à la mort, pour cette fois (168-181). Et il est tjs possible aux dieux de faire advenir l’improbable (202-204) ! Mais cette fois-ci ils ne le font pas : Hector tombe une fois pour toutes. Une autre puissance est impliquée dans l’affaire.

Cette conclusion, que l’on tire d’un seul exemple, peut-être généralisée. Pour le poète homérique les événements qu’il racontait ne relevaient pas de la légende mais étaient la réalité. Les lignes principales du cours des événements étaient fixées, et particulièrement les catastrophes ; mais à l’intérieur du canevas qui lui imposait ses limites, le rhapsode pouvait se laisser guider par son inspiration personnelle. Plus grande la liberté d’improvisation, plus rigide le cadre extérieur qui la contient. Les conflits n’ont pas dû manquer entre l’aboutissement traditionnel d’un épisode et celui que le poète souhaitait lui donner, à cause de sa préférence pour l’un des deux partis ; à cause de la sympathie pour l’homme qui devait mourir ; [P. 58] ou parce que, selon lui, la conclusion qu’il avait en tête se justifiait seule par sa justice, son naturel, ses qualités artistiques. La fin effective, lui paraissait autre que ce qu’elle aurait pu ou dû être. Alors la tradition, qui a prédéterminé l’aboutissement de l’histoire, prenait pour lui la forme d’un destin qui prédétermine l’action138. En règle générale il pouvait considérer cette force comme « le destin des dieux » parce que son interprétation intuitive de l’histoire lui permettait de manipuler les dieux de telle manière qu’ils souhaitent et accomplissent ce qui se passait éventuellement.

Mais bien souvent, il le savait bien, les dieux se divisaient selon leur faveur pour les parties en guerre, et n’étaient pas tjs satisfaits de la tournure des événements : il fallait donc que le destin fût éventuellement une force à laquelle les dieux eux-mêmes devaient se plier. Cette conception implique que le destin est absolu, qu’il n’a aucune relation organique avec aucune puissance de ce monde, que ses décisions sont arbitraires, c’est à dire ne sont pas fondées et ne peuvent être comprises. Pour cette raison toute tentative pour rationaliser le pouvoir du destin chez Homère et donner un sens à ses interventions dans le système du monde homérique est vouée à l’échec. Il représente le résidu irréductible des faits que l’on ne peut expliquer par l’analyse de l’histoire et dont tout le reste doit s’accommoder. C’est un étrange « devoir », qui a sa volonté propre que le poète ne peut qu’accepter comme une donnée et que ses dieux aussi bien que ses héros139 doivent accepter comme données préalables.

Ainsi les poètes ne pouvaient qu’être ramenés à la notion de destin et ils ne pouvaient pas grand-chose contre cette nécessité. En revanche faire le portrait exact des dieux les intéressait vivement. Nous avons parlé plus haut des dieux Olympiens comme des organisateurs et législateurs du monde, qui déterminent le cours des événements soit en les ordonnant d’en haut, soit en y prenant part. Mais la conception de dieux comme détenteurs d’une puissance / pouvoir s’entend aussi dans un autre sens. Les dieux sont p-ê aussi dotés d’une fonction propre à chacun, par laquelle ils agissent sur le monde, de l’intérieur, comme la déesse terre et le dieu de la mer, comme les dieux du ciel et des saisons et de l’amour et de la guerre. Comment l’Iliade parle-t-elle des dieux en tant que puissances partielles et séparées par rapport au fonctionnement (la vie) du tout ?

Le récit de l’Iliade ne porte pas sur le cours normal des choses naturelles, mais sur ce qui n’est pas habituel et elle s’intéresse plus aux personnes qu’aux choses. Quand il s’agit des grands dieux, elle repousse à l’arrière-plan leurs fonctions pratiques. Si l’on en croit ses épithètes, Zeus est évidement le dieu de l’orage. [P.59 ] Mais ses actions sont presque exclusivement celles du Seigneur de l’univers. Il n’a pas besoin de provoquer des orages parce que le soleil brille tjs sur les armées. Il ne redevient le maître de la foudre que quand il s’agit de lancer la foudre ou de faire pleuvoir une rosée de sang pour provoquer la terreur ou annoncer un malheur ou envelopper les guerriers d’un nuage ou d’une nuée de poussière140. De même que Zeus a son siège « dans le ciel brillant et au milieu des nuages » de même Poséidon habite « dans la mer grise » (Iliade XV, 190). Mais la mer est nettement plus que sa résidence et son royaume141. Il ne s’identifie pas à l’élément. Quand son char file sur la mer, fendant les flots comme un navire, les dauphins jouant autour de lui, la mer n’a qu’à céder et lui faire place (Iliade, XII, 21). Thétis vit dans la mer et les nymphes marines sont ses compagnes (Iliade, XVIII, 35), mais cela mis à part elle apparaît tjs comme la mère d’Achille142. Dans le récit, la déesse Terre n’apparaît pas supérieure à Déméter143 Il en va autrement dans les comparaisons, où l’autre monde apparaît, non stylisé, dans lequel la nature et la vie sont remplies de la présence des dieux. Dans une comparaison « la blonde Déméter sépare, au souffle des vents, le grain de la balle » (Iliade V, 500)144 Cette Déméter-là n’a rien d’individuel mise à part sa chevelure blonde. Elle est en fait ici identique à l’activité du vannage.

La règle (NB. supra : les grands dieux ne s’identifient pas à leur fonction) ne vaut pas pour les moins grands des dieux de la nature. Le Scamandre est à la fois une rivière et une personne (Iliade, XXI, 212ss.). Hypnos est à la fois le sommeil et une personne (Iliade XIV, 231ss.) et les vents sont à la fois tempête et personnes (Iliade XXIII, 198)145. Quand ils sont convoqués par une prière ou un ordre divin, et doivent quitter une fête, et qu’ils il se hâtent pour accomplir leur tâche, ils entraînent sur leur passage les nuages et la mer dans un mouvement de tempête: là où il y a vent, tempête fait rage! Leur attitude n’a rien à voir avec celle de Poséidon à qui la mer livre passage.

Chez les poètes épiques, plus un dieu est grand plus il est une personne, et moins il est une chose ( Sache). Cela ne correspond pas du tout à ce que croient les grecs en général ! La poésie homérique offre une vision unilatérale des dieux, stylisée et orientée dans une direction particulière. De grandes divinités comme Apollon et Athéna apparaissent ici avant tout comme des personnalités libres et indépendantes. Quand Athéna, dans l’autre camp, fait contrepoids au dieu de la guerre (Iliade, IV, 439), ou quand elle est nommée comme lui experte à la guerre (Iliade XIII, 128)146 cela ne fait pas d’elle « La Guerre ». Elle est seulement une déesse guerrière, active à la guerre. Selon la croyance générale, Apollon, entre autres attributions, est un dieu de la mort pour les hommes, comme sa sœur Artémis l’est pour les femmes147, mais la grande scène où il lance les flèches qui propagent la peste, au premier livre de l’Iliade [P. 60] peut être comprise et appréciée sans la connaissance de cette fonction. Inversement, les autres Olympiens qui ne peuvent être dissociés d’une fonction spécifique en arrivent à être traités comme des dieux de second rang (Iliade V, 898)148 Ce n’est pas un hasard si dans les scènes burlesques, ce sont toujours Héphaïstos, l’artisan, Arès, qui est la guerre, Aphrodite, qui est l’amour, qui se ridiculisent et sont méprisés149. Selon certaines légendes Héphaïstos n’avait été que tardivement admis sur l’Olympe. En tant que forgeron, il est une personne150. Mais Arès et Aphrodite sont à moitié personnes à moitié choses151, et pourtant les poètes les admettent dans leur Olympe et dans leurs récits comme des personnes vivantes, eux et la suite des puissances qui leur sont apparentées. Parmi le nombre infini de ces êtres qui jouent un rôle si déterminant dans la pensée grecque, ils ont choisi ces deux puissances passionnées qui poussent les hommes à tomber amoureux, comme Hélène et Paris ou à s’entretuer dans la guerre, comme les Achéens et les Troyens152.

Etant donné qu’Arès chez Homère est rangé parmi les Olympiens, on peut le considérer comme une personne à part entière. Il a une relation amoureuse avec Aphrodite, et bien qu’il soit le dieu de la guerre il peut être blessé au combat. Quand Arès est blessé, il hurle « autant que neuf ou dix mille hommes hurlent quand à la guerre ils commencent la querelle d’Arès » (Iliade V, 859-863) et les deux armées sont effrayées par ce cri. La description du cri assure le passage d’Arès comme personne à la guerre comme chose. Car le cri de souffrance d’Arès est comparé au cri de guerre des armées et provoque en elles le même effet de terreur153.

[P. 61] On ne peut jamais oublier la fonction d’Arès, parce que le nom « Arès » désigne indifféremment le dieu et la guerre. Arès n’a pas de nom propre : il n’est pas le dieu de la guerre mais le dieu-guerre. Dans tout acte guerrier on se le représente comme en action, et l’énergie libérée lorsqu’on lance le javelot ou qu’on frappe de l’épée peut être désignée sous le nom d’Arès. C’est ainsi qu’on dit du javelot vibrant dans le corps de l’homme touché, « alors Arès l’impétueux lui enleva son ardeur » 154 Arès est donc l’action de l’agent ; il est aussi la souffrance de la victime (Iliade, XIII, 567) : « Mais Mérion, le poursuivant, le frappa de sa lance entre les parties génitales et le nombril, là où surtout Arès est douloureux aux misérables mortels ». « Arès » est ici transposé de la lance à la blessure155.

D’autres forces qui sont apparentées à Arès sont à l’œuvre dans les combats de l’Iliade. Dans cette description des deux armées en marche :

Iliade, IV, 439-452 : « Arès les excitait, les autres, Athénè aux yeux de chouette, et la Terreur, et la Fuite, et la Discorde toujours passionnée156, soeur et compagne d'Arès meurtrier : faible d'abord, elle se dresse au point de toucher le ciel de sa tête, tandis qu'elle marche sur la terre. C'est elle encore qui, alors, jeta entre eux une haine générale, en parcourant leur foule, et grossissant les cris déchirants des guerriers. Quand les adversaires se rencontrèrent sur le terrain, dans leur marche, ils heurtèrent leurs boucliers, leurs piques, leurs ardeurs d'hommes cuirassés de bronze; les bosses des boucliers s'entre-choquèrent; un grand tumulte s'éleva. 4,450] Alors retentirent à la fois plaintes et cris de triomphe des guerriers frappant ou frappés, et le sang ruisselait sur la terre. Quand des torrents, descendant des montagnes, se mêlent, et jettent ensemble les masses d'eau des grandes sources dans un ravin profond, leur fracas lointain, dans la montagne, arrive aux oreilles du berger; ainsi la mêlée fit naître la clameur et la fuite ».

Discorde (Ἔρις), le désir qu’ont les armées de combattre, est relativement faible au moment où les soldats s’arment, en comparaison de sa fureur extrême qu’elle atteint dans la chaleur du combat. Terreur et peur (Δεῖμός et Φόβος ) sont comprises comme des forces actives : elles sont l’horreur qui terrifie une armée quand charge l’armée ennemie.

Des puissances comme celles-là ne sont pas des allégories, ni des inventions de l’imagination : guerre, désir de combat, terreur devant la charge ennemie sont des réalités, dont nous ne sommes plus capables de parler aussi simplement157. Mais les grecs archaïques aimaient parler en termes de puissances et de qualités, et c’est à partir des puissances et des qualités que les philosophes de la Grèce archaïques développèrent leurs représentations du monde. La narration épique qui supprimait à dessein tout ce qui n’était pas personnes ou n’était pas produit par des personnes, [P.62] fut quand même forcée de faire quelques concessions à ce mode de pensée. C’est pourquoi elle introduisit « Terreur » et « Peur » (Δεῖμός et Φόβος ) comme des puissances dans les descriptions de bataille. Parfois elle les dote de caractéristiques qui en font des personnes, capables de faire autre chose qu’inspirer de la peur : ainsi dans Iliade, XV, 119, en tant que servantes d’Arès, elles attellent son char de guerre.

L’orientation fondamentalement tragique de l’Iliade, ne lui permet pas de faire apparaître dans le cortège de la guerre d’autres puissances que les puissances obscures. On y chercherait en vain la « Victoire (Nikè) au pied délicat » d’Hésiode. Et mis à part quelques allusions158, il n’y a pas d’autres puissances que celles que nous avons citées. Ce qui met cette œuvre à part d’Hésiode et de tout le corpus des écrits, mais aussi des autres œuvres d’art, de la Grèce archaïque,

Cette réticence de l’épopée s’explique elle aussi par la « stylisation épique», et non pas comme on l’a prétendu par le fait que la personnification n’était pas encore un mode de pensée courant chez les poètes épiques. Tout au contraire elle se développe librement et avec habileté dans les discours (voir supra p.[39 ; 40]) . Quand Agamemnon se rend compte que c’était une folie d’insulter Achille, il décrit en détail le caractère et le pouvoir d’Atê, la fille de Zeus, (dans le style de la description de la Discorde que nous venons de lire ; Iliade, XIX, 90ss)159. Atê est intraduisible ; il désigne un mélange d’aveuglement, d’erreur, et de malheur que cette faute entraîne. La même Atê revient dans un discours du vieux Phoenix. Elle est mise en rapport avec les funestes abus d’Agamemnon à l’égard d’Achille. Dans ce passage à côtés de l’Atê apparaissent les Prières, qui exhortent avec bonté à la compréhension et au pardon. Agamemnon a envoyé de riches cadeaux à Achille et une ambassade pour lui demander de les accepter en réparation et de mettre fin à son ressentiment.

Iliade IX, 502 ss. Phénix (vieil écuyer d’Achille) invite à Achille à céder aux prières d’Agamemnon

« Car les Prières sont filles du grand Zeus, — boiteuses, ridées, louches des deux yeux, — elles qui s'efforcent de marcher derrière l'Égarement ( = Atê). L'Egarement est robuste et agile; aussi court-il beaucoup plus vite qu'elles toutes, et les devance-t-il sur toute la terre, pour nuire aux hommes; mais les Prières guérissent le mal par derrière. Celui qui respectera les filles de Zeus, quand elles s'approchent, elles l'assistent fort, et écoutent ses voeux; celui qui les repousse et les refuse durement, elles demandent à Zeus, fils de Cronos, qu'elles vont trouver, que l'Égarement accompagne cet homme pour lui faire du mal, afin qu'il expie ».

Phénix ne se contente pas de citer des faits selon la technique traditionnelle de la narration épique, [P. 63] mais, dans l’esprit moderne de la fin de l’ère épique (voir supra p.51), il déduit de l’expérience une théorie dont Achille doit tirer les conséquences pratiques et les appliquer. Atê doit être rapide et forte parce que160 ses victimes agissent de manière impétueuse et précipitée, et qu’ils causent de grands dommages. (La violence d’Agamemnon a eu pour conséquence qu’Achille s’est retiré de la bataille ce qui a entraîné de nombreuses pertes et de lourdes défaites pour l’armée grecque). Les apaisantes prières au contraire sont boiteuses parce qu’elles arrivent toujours trop tard et sont ridées (ratatinées) comme des vieilles femmes parce qu’ il convient bien aux vieilles gens comme Phénix de se montrer raisonnable, doux et compréhensifs. Elles regardent de côté parce que leur objectif est de détourner l’homme égaré par l’Atê du chemin, dans lequel il fonce tête baissée161. Atê et les « Prières » s’éclairent l’une l’autre par l’opposition des pôles de la sagesse et de la folie, de la hâte et de la prudence, de l’entêtement obstiné et de la renonciation accommodante. De telles polarisations qui caractérisent la période suivante (voir supra p.54), sont modernes pour les poètes épiques162. Le discours d’Agamemnon désigne Atê comme fille de Zeus de toute évidence parce qu’elle est une des grandes puissances du monde. Sans l’Atê d’Agamemnon au premier livre, il n’y aurait pas pu y avoir d’Iliade ! Dans l’exhortation de Phénix, les Prières sont nommées à leur tour filles de Zeus. Elles ne sont pas aussi fières et imposantes que la hautaine Atê mais elles mais ressemblent à des vieilles femmes toutes ratatinées. Elles sont pourtant compréhensives, gentilles et bienveillantes. Le dernier livre de l’Iliade est placé sous leur signe. (voir supra p.51).

Atê et les « Prières », telles qu’on les voit présentées dans les discours, n’est pas autre chose qu’une force vitale ; à côté de leur fonction elles n’ont pas d’existence163. Les grands dieux au contraire, du moins dans l’épopée, sont d’abord et avant tout des personnalités libres qui ne sont pas dans l’univers pour s’acquitter de quelque devoir que ce soit. Ils existent avant tout pour leur compte personnel. En deuxième lieu et à l’occasion ils apportent leur aide à la marche du monde. Ils n’ont pas besoin de profondes motivations pour intervenir dans les affaires terrestres. Si le cours des événements n’est pas tramé par un destin nébuleux, les dieux se comportent on ne peut plus humainement selon leurs caprices ! [P. 64] Si Poséidon s’oppose aux Troyens c’est parce qu’un des premiers rois de Troie l’a trompé (Iliade XXI). Si Troie doit tomber, ce n’est pas parce que la justice serait du côté des Achéens, mais parce qu’Héra le désire, par haine pour Priam, ses enfants et tous les Troyens (Iliade IV, 31ss).Un des fils de Prima lui a fait affront ( Iliade, XIV, 31). Les dieux font à dessein obstacle à une paix qui aurait pu aboutir, pour que Troie soit effectivement détruite (Iliade IV, 1ss.). Ce sont l’amour et la haine qui mènent la danse, aussi bien contre des peuples tout entiers que contre de simples individus.


(e) Dieux et Hommes


Les poètes ne décrivent pas seulement les événements de la guerre de Troie comme les Achéens et les Troyens ont pu la vivre. Ils en savent bcp plus qu’aucun des acteurs de ce drame sur la scène terrestre. Le don des Muses les rend capables de connaître l’autre face du miroir, ils savent non slt ce que les dieux font, mais aussi comment ils le font164. De quelle façon et sous quelle forme la volonté des dieux intervient-elle dans la réalité humaine selon les récits épiques ?

L’ouverture du livre XI de l’Iliade nous raconte le début d’un jour de bataille : (Trad. Hodoi elektonikai)

Iliade, XI, 1-18 ; 50-51 Exploits d'Agamemnon. « L'Aurore, de son lit — quittant l'admirable Tithon — s'élançait, pour porter la lumière aux immortels et aux humains. Zeus alors envoya aux fins vaisseaux achéens la Discorde cruelle, le signe de la guerre en mains. Elle se dressa sur le profond et noir vaisseau d'Ulysse, au milieu de la ligne des navires, pour se faire entendre des deux côtés, [] Là, se dressant, la déesse poussa un cri grand et terrible, aigu, qui mit une grande force au coeur de chaque Achéen pour, sans répit, guerroyer et combattre. Dès lors, la guerre leur devint plus douce que le retour, sur les vaisseaux creux, vers la terre de leur patrie. L'Atride, d'un cri, fit agrafer leur ceinturon aux Argiens. Lui-même revêtit le bronze éblouissant ( vers 18)165

Du point de vue informatif le passage nous apprend simplement qu’un nouveau jour point, et qu’Agamemnon appelle son armée à un nouveau combat. Mais le poète, lui, a plus à dire. L’Aurore apporte le jour nouveau aux hommes et aux dieux, mais c’est par les dieux que commence l’épopée. Suivant les croyances homériques, toute initiative est réservée aux dieux166. Si au lieu de réagir à une situation existante, un homme hardiment entreprend qc de nouveau, il le reçoit comme une inspiration [P. 65] venue d’en haut. « Cela lui tombe dessus ; cela lui vient  ». Dans ce cas le désir de combattre qui s’abat sur les Achéens a été envoyé par Zeus. Le nom « Éris » désigne toute sorte de discorde ou conflit. La querelle des rois dans le premier livre est nommée « Éris ». Puisqu’ ici la guerre en est l’issue, Eris porte à la main le « terrible signe de la guerre »167, qui la désigne plus précisément comme le désir du combat. Inutile de se demander à quoi ressemble cet emblème, parce qu’il n’est pas plus matériel qu’Éris elle-même168. Éris est qualifiée de mauvaise et dangereuse (ἀργαλέη) parce qu’elle va bientôt croître au-delà de toute mesure humaine. (Iliade, IV, 442 ; « faible d'abord, elle se dresse au point de toucher le ciel de sa tête, tandis qu'elle marche sur la terre ». Voir la citation supra p. 61). C’est le propre de la querelle, quand bien même nous penserions qu’elle est « notre » querelle, de finalement suivre son chemin, et de se poser, face à nous les hommes, comme une force indépendante. C’est pour cela qu’Éris est une puissance divine. C’est pour cela qu’elle est en poste, envoyée par le ciel, aussitôt qu’une armée est mise en alerte. D’un point de vue purement humain, c’est Agamemnon qui appelle aux armes. Mais d’un point de vue métaphysique, et donc du point de vue de la réalité absolue, l’appel est bien plus que n’importe quel cri humain. Les sons physiques sont humains, mais ce qu’ils signifient en réalité vient des dieux.

Dans l’exemple analysé, la volonté humaine et la volonté divine coïncident dans la mesure du possible. La puissance divine qui pousse à l’action sanglante parle par la voix d’un homme appelant au combat et tous deux veulent dire la même chose. Mais quelle tournure cela prend-il quand un homme poursuit d’autres objectifs que ceux de la divinité qui le pousse à agir? Comment l’épopée traite-t-elle la collaboration de deux partenaires inégaux, divin et humain ?

Le début du quatrième livre de l’Iliade présente une scène de cette sorte. Les Troyens et les Achéens ont fait un pacte scellé par un serment : au lieu de la bataille générale, lourde en pertes humaines, un duel est arrêté entre Ménélas, l’époux offensé et Pâris le séducteur. Le duel a lieu et de toute évidence Ménélas est vainqueur. A ce moment un météore passe entre les deux camps, répandant des étincelles. Troyens et Achéens s’interrogent sur ce signe miraculeux : prédit-il une nouvelle bataille ? ou Zeus le Seigneur de la guerre envoie-t-il paix et amitié ? Voici que Laodocos, le fis d’Anténor s’approche de Pandarus, l’un des chefs Troyens et l’invite à tirer sur Ménélas, ce qui rendrait service à tous les Troyens et spécialement à Pâris. Pandarus, le « téméraire » tire ; Ménélas n’est que légèrement blessé, mais le serment est rompu. La bataille peut reprendre et Troie va tomber.

Anténor est une figure familière, mais son fils Laodocos n’est mentionné nulle part ailleurs dans l’Iliade. [P. 66] et la tradition postérieure ne sait rien de cet homme qui suggère le geste fatal à Pandarus. Un inconnu fait une suggestion, l’un des héros la met en œuvre à l’étourdie ; mais l’action tourne autrement que prévu et le destin de Troie est scellé. C’est l’aspect matériel du pb (par opposition au métaphysique →. Voir qq lignes plus haut ), mais il cache autant qu’il révèle ce qui s’est vraiment passé. Il suffit d’évaluer ce que signifie vraiment cette flèche lancée contre Ménélas et de soupeser le pouvoir implicite des paroles de ce Laodocos venu de nulle part pour entendre la voix d’un dieu. Le poète fait plus que le soupçonner : il le sait. Aussi raconte-t-il les événements autrement et de manière plus complète : les dieux ont tenu conseil après le duel et ont décidé malgré tout que Troie devait tomber. Il fallait pour cela que les Troyens violent le serment prononcé par leur roi. On envoya Athéna sur la terre et elle tomba entre les armées comme un météore. Elle marcha dans les rangs Troyens et sous les traits de Laodocos entraîna Pandaros à son acte fatal. Elle ne donna à la flèche que la force nécessaire à briser la trève.

Du point de vue de la structure artistique de l’Iliade le pacte et sa rupture ont pour effet de détendre la tension. Le but vers lequel tend l’action est remis en question avant d’être réaffirmé avec force. L’arrangement des deux armées est raisonnable, et si la raison avait prévalu, il aurait dû aboutir à une issue satisfaisante selon les valeurs de l’esprit bourgeois. Mais une fin heureuse est impossible. Tout d’abord parce que la tradition sait que Troie est tombée169 ; d’autre part l’épopée archaïque ancienne n’est pas d’esprit bourgeois mais tragique. Le poète de notre passage s’est fait la réflexion que ce serait conforme à la logique des faits (sachlich richtig) mais incorrect (falsch ) du point de vue artistique de voir un duel sans effusion de sang apporter une paix agréable aux deux partis en présence, en proportion de l’énorme effort qu’avait coûté la constitution d’une armée panhéllénique au delà des mers. A l’assemblée des dieux Zeus agite qq idées de paix ; mais Héra qui est hostile à Troie le contrecarre par les arguments suivants : Iliade IV, 26

Iliade IV, 26 « Terrible fils de Cronos, qu'as-tu dit? Comment veux-tu annuler mes efforts, et les rendre vains, et la sueur que j'ai suée à la peine? Et les fatigues de mes chevaux, quand j'ai rassemblé ces troupes, malheur de Priam et de ses enfants? Fais. Mais nous ne serons pas tous à t'approuver, nous autres Dieux. »

Zeus lui reproche sa cruauté et son insensibilité, mais il cède et lui livre Troie. Cette fois le poète fait céder Zeus sans avoir recours au destin. Ainsi l’action une première fois détournée par le traité de la ligne prescrite, revient à sa course initiale par ce deuxième renversement. Les dieux font ce qui est nécessaire pour l’histoire. La raison humaine avait conclu le pacte et il était incorrect (falsch) à un degré supérieur de signification. Les dieux dupent les hommes afin qu’ils violent le traité d’une manière déraisonnable, et cela est juste (richtig) d’un point de vue supérieur ! Connaissance et erreur, hommes et dieux jouent un jeu affolant, [P. 67] dans lesquels les dieux sont tjs gagnants. Les poètes croyaient que la légende était vraie d’un point de vue historique ; ils croyaient les dieux arbitraires : il était donc naturel qu’ils clarifient les choses de cette façon tant pour eux que pour leurs auditeurs. Ce que la tradition et l’art leur imposait trouvait une explication suffisante dans les décrets des dieux.

Par rapport à l’ensemble du cycle Troyen il n’est pas nécessaire, et il est même gênant que les Troyens portent une seconde fois la responsabilité de la guerre ! Mais du point de vue de l’Iliade en tant que telle, la répétition vient à point. Dans la mesure où la partie du Cycle Troyen sont s’occupe l’Iliade (NB. la colère d’Achille) est devenue une épopée à part entière, on a perdu de vue le début de la guerre de Troie. Par le biais de cette réitération on apprend, dans l’Iliade même que la guerre a commencé par la faute des Troyens. La logique exigeait que ce second départ de la guerre soit précédé d’un renouvellement du casus belli, c'est-à-dire que la liaison d’Hélène avec Pâris devait reprendre de plus belle et de manière aussi coupable. C’est ce processus que l’épopée s’emploie à nous procurer. Et là aussi la puissance divine intervient de force pour le faire aboutir.

Revenons à la fin du livre III de l’Iliade ( III, 380 ss.). Dans le duel Pâris a été désarmé par Ménélas, mais Aphrodite l’a emporté et amené dans sa « chambre odorante »170. La déesse se rend ensuite auprès d’Hélène pour l’attacher de nouveau à Pâris par le désir et l’amour. Sous les traits d’une vieille esclave elle lui dépeint le charme de l’amant qui l’attend dans sa chambre. Mais le déguisement est percé à jour, car Hélène sent en elle s’allumer le désir d’amour171. Elle reconnaît « le cou magnifique de la déesse, sa gorge désirable, ses yeux étincelants ». elle refuse de la suivre, parce qu’elle se languit de ses parents, sa maison et son mari ( voir III, 139), auquel selon le poète et suivant l’issue du duel elle appartient à nouveau. Mais Aphrodite la menace si durement de sa haine qu’Hélène s’effraie et se met en marche, « devant elle marchait la divinité », la déesse de l’amour.

Ici, à la différence de l’épisode de la flèche tirée par Pandaros, les points de vue divin et humain ne peuvent être dissociés, parce qu’Aphrodite est reconnue comme déesse. Hélène sait ce qu’elle est en train de faire. Les fausses promesses ne sont pas nécessaires, un conseil des dieux n’a pas à expliquer ce qui doit nécessairement arriver. Par ses menaces, Aphrodite souligne pourquoi Hélène doit être séduite une seconde fois. Quand on a reçu d’Aphrodite la grâce d’un tel pouvoir de séduction, on doit jouer le rôle d’aimer et d’être aimé jusqu’à la fin172. Il est impensable qu’un personnage épique ne se révèle pas fidèle à lui-même et encore moins au dieu qui l’a distingué. [P. 68] Peu avant d’ailleurs, Pâris, l’amant d’Hélène qui est aussi un favori d’Aphrodite s’est exprimé de la sorte :

Iliade, III, 655-656. Pâris à Hector « Ne me reproche pas les dons aimables d'Aphrodite d'or. Ils ne sont pas à rejeter, les glorieux présents des dieux, tous ceux qu'ils nous donnent seuls, et que, de lui-même, nul ne saurait prendre ».

Comme ces deux exemples l’ont montré, les poètes évitent de faire voir les transformations des dieux et de les faire intervenir sous des formes fantomatiques ou monstrueuses. Bien au contraire, quand la voix d’un dieu s’adresse à un mortel, en de rares occasions, c’est de façon insignifiante sous le couvert du quotidien. Seule la portée surhumaine des paroles trahit la puissance supérieure173. Les difficultés et les incertitudes commencent quand l’idée de la transformation est menée à terme de manière réaliste et avec toutes ses conséquences. L’Iliade manifeste discrétion et retenue à cet égard. Le dieu ne prend forme humaine que ce qu’il faut de tps pour communiquer l’impulsion et la personnalité qu’il emprunte est si ordinaire qu’elle ne suscite pas d’interrogation sur son habituel propriétaire. Dans l’Odyssée il en va différemment : Athéna-Mentor accompagne son protégé dans un long voyage. Quelqu’un en vient même à s’interroger sur la possibilité qu’il y ait deux Mentor, et en tire la conclusion que l’un des deux doit être un dieu (Odyssée, IV, 653-656)

L’inspiration divine peut aussi se produire sans transformation. Les dieux de l’Iliade côtoient leur favori sous leur forme propre. Dans le premier livre de l’Iliade Achille est sur le point de tuer Agamemnon, qui lui a infligé un affront devant l’armée toute entière. Doit-il appeler ses hommes174 à la rescousse pour le protéger pdt qu’il plonge son épée dans la poitrine d’Agamemnon ou doit-il se contrôler ? Athéna descendue du ciel se poste derrière lui, l’empoigne par ses cheveux blonds, et le tire en arrière. Il se retourne, étonné et reconnaît la déesse. Comme s’il ne savait pas ce qu’elle attend de lui, il lui demande : « Tu es sûrement venue ici comme témoin de l’affront qu’il m’a fait. Aucun doute qu’il ne le paye immédiatement de sa mort ». Mais Athéna le sermonne : pour l’instant Achille ne doit rien faire d’autre que répondre grossièrement ; cela devrait suffire à lui faire obtenir satisfaction. « Il faut obéir aux dieux » répond Achille et il agit en conséquence ! Tout cela se produit entre le moment où il commence à tirer son épée du fourreau et celui où il la rengaine. Lui seul voit Athéna. Athéna est la puissance divine qui modifie son dessein. Mais en même temps elle est présente en personne et en acte. Elle lui attrape réellement les cheveux. Il tourne la tête vers elle et parle avec elle. Le poète dans sa foi n’avait aucune raison ici de séparer les aspects physiques et métaphysiques du même événement175.

C’est dans la vie que la puissance des dieux opère, et leur seul moyen d’y arriver est d’agir sur l’esprit et la volonté des hommes. Les mots leur sont nécessaires s’ils ont qq communication à faire ou qq nouvelle orientation à prescrire. Mais dans les combats de l’Iliade un dieu n’a pas besoin de se métamorphoser ni de parler pour encourager un guerrier et lui insuffler la bravoure et l’ énergie qui vont éclater dans une attaque vigoureuse. Selon la croyance homérique toute initiative vient des dieux, mais les tactiques homériques réclament des chefs bcp d’esprit d’initiative. Tandis que les troupes attendent en arrière-plan la plupart du tps sans rien faire ( Iliade XVII, 370-375) les chefs s’observent, où se provoquent en légères escarmouches, attendant le moment propice à une attaque éclair. Il arrive tout à coup qu’un champion charge son adversaire : il est poussé par une force qui le rend irrésistible. Soudain une flamme d’un éclat qui ne faiblit pas joue sur son casque et ses armes d’airain, et brille sur sa tête et ses épaules comme un astre maléfique et le pousse au plus épais des rangs ennemis (Iliade I, 5-8176). Ce n’est pas n’importe quelle chose, c’est un dieu qui le pousse. Athéna a donné à Diomède la fougue impétueuse (μένος), et la hardiesse afin qu’il soit remarqué de tous les hommes et acquière grande gloire. C’est Athéna qui a allumé la flamme qui brille sur ses armes. Le poète ne se préoccupe pas de savoir si le feu était réel ou provenait d’un miracle. La même puissance infatigable, comparable à celle d’un feu dévorant, sera associée aux armes étincelantes du héros dans ses exploits guerriers. Le poète homérique ne décrit ici ni les armes ni le feu comme des entités physiques. Il parle de la force qui s’est éveillée en Diomède en armes et qui se manifeste d’elle-même aux sens et directement à l’esprit comme un astre mauvais, terrifiant l’ennemi. Ce « je ne sais quoi » qui apparaît sur les armes de Diomède sous la forme d’une flamme, se montre sur le bouclier d’Agamemnon [P. 70] sous l’apparence de serpents venimeux, dressés en forme d’arc en ciel, qui présagent une catastrophe imminente 177

La variété des images et des expressions pour désigner la même chose constituent un indice certain du fait que les images ne sont pas à prendre de manière trop réaliste, ni les expressions au pied de la lettre. Par exemple Hector dit (Iliade, XV, 725) « Mais si, alors, Zeus à la voix puissante faussait nos sentiments, maintenant, lui-même, il nous excite et nous pousse ». Le poète décrit le même événement de la manière suivante : (Iliade, XV, 694) « Zeus le poussait par derrière de sa main immense, et excitait ses troupes avec lui ». Il y a là plusieurs expressions pour dire qu’un dieu accorde courage, supériorité (κῦδος), ou victoire sur un autre guerrier ; pour dire qu’il lui donne de l’énergie (μένος) ou qu’il l’inspire ou le pousse (ὦρσε ). Souvent il est dit qu’un dieu est physiquement présent parmi les combattants ; le poète épique, tout comme ses auditeurs, était convaincu qu’un dieu était là en personne dans les moments décisifs de notre vie, s’il choisissait d’y être178. Mais même dans ce cas, il applique la même méthode indirecte au cours des événements. Le dieu vient et se tient aux côtés de son favori pour lui insuffler idée et énergie. Il se porte au-devant d’un ennemi pour le paralyser de peur. Ou encore il enflamme une armée entière du désir de combattre, la pousse à l’attaque et lance le cri de guerre. Le poète voit sans obstacle dans cet arrière-plan des affaires humaines ; il n’est pas rare non plus que les grands héros en aient aussi un aperçu à des degrés divers. Mais jamais la distinction entre les deux ordres d’êtres auxquels dieux et hommes appartiennent n’est oubliée. Même quand un dieu bondit au milieu du combat, il reste dans un monde à part : il demeure invisible (Iliade XV, 308) ; ou la crainte tient les hommes à l’écart, parce qu’il est contraire à l’ordre établi ( θέμις supra [P. 56 ]) qu’un homme atteigne un dieu dans la funeste bataille (Iliade XIV, 386)179

Les dieux ne se contentent pas de stimuler la volonté des hommes ils leur accordent aussi force et habileté dans l’exécution et y ajoutent le succès ou son contraire. Pour le poète homérique, dans les trois phases de l’action humaine, l’irrationnel et l’incertain sont sous la conduite des dieux : l’élément inexplicable dans la décision spontanée, qui nous montre un but ; l’élément impondérable dans la réussite ou l’échec de l’exécution, et la part incalculable de l’imprévu qui qui apporte un coup de pouce ou qui ruine l’entreprise. Athéna guide l’arme de Diomède, pour qu’elle trouve sa cible et la tue (l’Iliade V,290). Athéna qui vient d’amener Pandarus à tirer sur Ménélas sans méfiance, dévie sa flèche pour la rendre inoffensive, comme une mère d’un revers de main écarte une mouche de son enfant endormi (Iliade, IV, 127 s.). Comment les dieux s’y prennent-ils exactement ? L’ Iliade180 laisse toujours cet aspect dans l’ombre. La main de l’archer fut-elle moins sûre que d’habitude ? La flèche avait-elle un défaut ? Un courant d’air l’a-t-il déviée? Ou était-ce tout simplement un miracle ? Le poète néglige les questions de cette sorte. La seule chose qu’il sait et dit est qu’un dieu est impliqué et s’est interposé entre l’action d’un homme et son résultat. Le dieu peut même intervenir au début d’une action et décapiter l’initiative guerrière d’un des deux camps. Teucer avait monté une nouvelle corde bien tordue sur son arc irréprochable, pour qu’elle puisse résister à de nombreux tirs. Mais au moment où vise Hector, Zeus fait casser la corde. Teucer est découragé quand il se rend compte qu’une divinité a provoqué l’incident. Hector comprend également le signe et fait savoir à ses hommes qu’un dieu est manifestement de leur côté (Iliade XV, 467)181.

On comprend clairement maintenant pourquoi les dieux interviennent en gal pour aider les hommes ou leur nuire par des moyens sans grande envergure (auf so kleinliche Weise) et des ruses et comment ils en viennent à l’occasion dans l’Odyssée à jouer quasiment le rôle de serviteurs. Puisqu’il ne leur est pas permis de sortir de leur règne propre, le contact direct leur est interdit, et il leur faut emprunter des chemins détournés, en passant par la volonté et l’énergie des hommes ou jouant du hasard des situations accidentelles.

Mais ce n’est pas tout ! Les dieux ne s’emploient pas toujours seulement là où là nature leur donne libre accès182 ; Quand un conducteur perd son fouet dans la course, et en verse des pleurs de rage, voyant la victoire lui échapper, l’événement peut aussi bien être interprété comme un accident ou comme une intervention divine. Mais l’événement ne relève plus de l’expérience quotidienne quand le fouet arraché aux mains du conducteur par Apollon lui est rendu par Athéna183 !

On ne peut pas départager nettement les miracles proprement dits de ce qui y ressemble. La plupart des interventions divines se situent à la limite entre les deux états. Et même quand la frontière est franchie, nous ne nous retrouvons pas pour autant dans un monde totalement étrange. En effet, celui qui croit qu’un dieu se manifeste de temps à autre sous une forme humaine pour nous parler, trouve logique qu’on puisse reconnaître ce dieu pour ce qu’il est, et qu’une fois son action accomplie, il disparaisse en vertu de son essence divine même.

Par définition un miracle ne connaît pas de limite. C’est pourquoi les épopées indiennes des dieux et des héros usent des miracles le plus librement du monde. Les épopées grecques au contraire montrent la plus grande retenue dans ce domaine. Aucun feu ne tombe du ciel pour détruire Ilion selon la volonté des dieux. [P. 72] Aucun homme n’est ramené à la vie après sa mort. Au contraire, les dieux de l’épopée homérique se conduisent de telle manière que ce qui nous semble surnaturel, ou contraire aux lois de la nature n’ait qu’une petite place dans le nœud des causes naturelles possibles. Ils empruntent des voies détournées, utilisant les personnes humaines ou des objets terrestres, pour réaliser leurs miracles. Ils trompent un homme et détournent sa volonté : lors du duel final entre Achille et Hector, Athéna s’approche d’Hector sous les traits de son frère Déiphobe. Le soutien de son prétendu frère donne à Hector la force de résister au désir de fuite et d’affronter un adversaire, qui lui est supérieur (Iliade XXII, 226-247). Parfois un dieu fournit ou au contraire enlève à un homme l’objet dont il a besoin : Athéna qui se tient auprès d’Hector sous les traits de Déiphobe tend à Achille le javelot qui a manqué sa cible. Mais quand Hector, qui lui aussi a lancé son javelot en vain lui demande de le ramasser, Athéna-Déiphobe a disparu ! Les dieux parfois lèvent les obstacles : Apollon aplanit le terrain pour les chars de guerre et il abat les ouvrages de fortification aussi facilement qu’un enfant construit et détruit un château de sable, pour jouer. (Iliade, XV, 355s.) Hermès ne dérobe pas le corps d’Hector (Iliade, XXIV, 23-30 ), mais sous la forme d’un jeune Myrmidon, il escorte de nuit le vieux Priam jusqu’aux quartiers d’Achille, endort les sentinelles et ouvre de l’extérieur les portes fermées par de lourdes barres (Iliade, XXIV, 440-457). Parfois il s’agit d’une autre sorte d’obstacle : Glaucus est blessé au bras si grièvement qu’il ne peut plus tenir sa lance. Il prie alors Apollon guérisseur : il doit défendre le corps de son ami tombé à l’instant. Aussitôt le sang cesse de couler, la douleur s’évanouit, et une nouvelle énergie irrigue son cœur

(θυμός Iliade XVI, 508-531). Hector est blessé dans la bataille mais vient de sortir d’un profond évanouissement ; Apollon survient et lui donne une énergie nouvelle si bien que il se secoue vigoureusement comme un cheval au ratelier qui, qui ensuite casse sa longe et s’élance caracolant à travers les prairies. (Iliade, XV,243 ss) .

Les interventions divines peuvent aussi prendre parfois la forme d’une atmosphère favorable ou défavorable. Les Achéens sont en marche mais Zeus le dieu de l’orage agite l’égide (Iliade, XVII, 593 ss) :

Iliade, XVII, 593 ss. « Alors le fils de Cronos prit l'égide à franges, éblouissante. Il voila l'Ida de nuages, et, lançant l'éclair, tonna fortement, ébranla le mont, donna la victoire aux Troyens et remplit de peur les Achéens ».184

La chance au combat, cette donnée indéfinissable mais tellement réelle qui détermine l’issue du combat, se dit dans la langue homérique : « Lumière185 » ou « clarté céleste » (αἰθήρ et αἴθρη) et son opposé se dit « nuit », « nuage » et «obscurité ». Ainsi, Athéna marche au combat devant Achille, lui donne la lumière et le pousse au carnage (Iliade XX, 95). De l’autre côté, Héra enveloppe les Troyens en fuite dans un épais brouillard qui les retient fermement. (Iliade XXI, 6). Sarpédon, fils de Zeus est tombé au combat, son divin père enveloppe le champ de bataille d’une nuit « funeste » de façon que le « funeste » combat puisse faire rage au dessus du corps de son fils (Iliade XVI, 567). Ici de toute évidence, dans l’esprit du poète, l’obscurité est liée aux notions de peine et de mort. Dans un autre passage ( Iliade XVII, 366-377) la clarté céleste est associée à l’idée d’un combat sans grande vigueur et sans pertes tandis qu’un « nuage » qui semble capable d’obscurcir le soleil et la lune désigne en même temps le nuage au sens physique, les fatigues et les dangers du combat186.

Quand les dieux agissent sur la lumière et l’obscurité de cette manière-là, ils donnent à l’action une certaine atmosphère et un caractère particulier mais rien de plus. Il en va tout différemment quand Héphaïstos enveloppe de nuit son prêtre en très grand danger de mort, et le sauve ainsi de ses assaillants (Iliade V, 23). Au cours d’une bataille entre Achille et Enée, Poséidon verse la nuit sur les yeux d’Achille et soustrait ainsi Énée à ses coups (Iliade XX, 321 ss). La nuit ici a les propriétés d’un objet matériel qui serait jeté comme un bouclier protecteur entre l’homme en danger et son poursuivant ; cette sorte d’intervention divine peut aller jusqu’à soustraire physiquement le héros que le dieu protège. Dans l’Iliade, il arrive souvent que des guerriers en situation d’extrême danger soient sauvés de cette façon : soustraits aux regards, ils sont emportés au loin de manière magique (Iliade, III, 380 ; V, 311, 344, 445 ; XX, 443 ; XXI, 597 ; voir également XVI, 436, 666 ss). Il arrive même que le miracle soit poussé plus loin : un fantôme prend alors la place de l’homme magiquement enlevé du combat (Iliade, V, 449), ou bien la divinité qui l’assiste prend elle-même la forme de son protégé pour détourner l’attention de son poursuivant (Iliade XXI, 599- XXII, 20). Mais on n’emploie jamais cette manière de soustraire un héros en danger pour le conduire à un poste où il prendrait une part active187. Et ce sont toujours les Troyens, le camp le plus faible qui sont sauvés, par une intervention de ce genre, d’une mort qui ne leur est pas destinée. Dans le cas d’Enée, il est expressément expliqué qu’il est nécessaire de le sauver parce qu’il est destiné à continuer sa vie (Iliade, XX, 302 ss). Le sauvetage miraculeux d’Enée impose de force à l’action narrative un virage qui lui permet de suivre le déroulement imposé par la tradition épique (voir supra p. 57). Il était inévitable, en effet, qu’Achille et Enée s’affrontent un jour ou l’autre dans cette longue guerre pour la conquête de Troie  [P.74 ] : et de fait le poète organise leur rencontre. Selon la logique de l’épopée Énée aurait dû succomber à cet adversaire, tellement plus puissant que lui. Mais ce ne fut pas le cas : lui, ses enfants et les enfants de ses enfants ont continué de régner sur la Troade. Il fallait donc que quelque chose d’extraordinaire se soit produit : le poète fit en sorte que qc d’extraordinaire se produisît ! Au poète qui acceptait le conte comme argent comptant, la Muse offrait en même temps et sur un même niveau un problème inextricable et sa solution miraculeuse. Dans l’Iliade les miracles sont de toute évidence envisagés avec la plus pieuse révérence. Le poète de l’Odyssée , en revanche, semble toujours traiter ses dieux avec une légèreté peu respectueuse, et porte sur leurs miracles un regard inquisiteur.

Que représente vraiment une intervention divine pour un des poètes de l’Iliade ? Une réponse claire nous est fournie par la geste de Patrocle, au livre XVI. Patrocle part au combat avec un projet bien défini. Il doit simplement soulager la détresse des Achéens : Achille qui est encore rempli de colère lui interdit de faire plus. Mais rien ne peut éteindre la flamme de son courage, et il va bien au-delà de ce qu’il aurait dû. (Iliade XVI, 680-)

« Patrocle, pressant ses chevaux et leur conducteur Automédon, poursuivait Troyens et Lyciens, et grand fut son égarement. L'insensé ! S'il avait gardé les instructions du fils de Pélée, certes il aurait échappé à la divinité mauvaise de la mort noire. Mais toujours l'esprit de Zeus est plus fort quecelui d'un homme. Même un homme vaillant, il le met en fuite, et lui enlève la victoire, facilement, alors que, lui-même, il l'excite à combattre ! Ainsi, à ce moment même, il mit de l'ardeur dans la poitrine de Patrocle.Alors, quel fut le premier, quel fut le dernier que tu dépouillas, Patrocle, quand les dieux t'appelèrent à la mort? »

Ces beaux vers exposent tout d’abord la tradition, qui condamne Patrocle à mourir dans un combat héroïque. Le poète explique cette fin, pour ses auditeurs comme pour lui-même, par la volonté de Zeus, et des autres dieux en général. Mais le caractère tragique de cette situation l’émeut tellement qu’il se laisse aller à une réflexion personnelle : plus d’obéissance et un peu moins d’héroïsme auraient sauvé Patrocle. Patrocle pousse victorieusement jusqu’au mur de Troie et les Achéens auraient pris Troie ce jour-là si Phébus Apollon n’avait grimpé sur la tour. Par trois fois Patrocle pose le pied sur le rempart : par trois fois le dieu repousse de ses bras le bouclier de l’homme. De façon tout à fait exceptionnelle on en vient à un conflit physique entre un dieu et un homme188. [P. 75] A la quatrième tentative, Apollon interpelle Patrocle et l’avertit : « Bats en retraite ; il n’est pas prévu par le destin que les Troyens tombent sous les coups de ta lance, ni de celle d’Achille qui est pourtant bien plus fort que toi. (Iliade, XVI, 698ss.» Mais le poète a tellement magnifié l’héroïsme de Patrocle qu’il faut la main d’un dieu pour remettre le destin sur le droit chemin. Le « destin » ici est l’issue prévue par la tradition. Un peu plus tard, les Achéens, sous la conduite de Patrocle sont vainqueurs, « en dépit du destin189 ». Jamais plus dans l’épopée quelque chose n’arrivera « en dépit du destin ». Le poète sait qu’il transgresse la tradition mais l’idée qu’il se fait de Patrocle est si haute qu’il n’a pas d’autre choix. Une dernière série de trois victoires est accordée à Patrocle puis Apollon intervient. Enveloppé dans une nuée il se place derrière Patrocle et le frappe du plat de sa main sur les épaules et le haut du dos. Les yeux du héros roulent dans leurs orbites, sans remède. Le dieu arrache le casque de sa tête, lui brise sa lance, fait tomber son bouclier et détache son armure. Alors le Troyen Euphorbe plante sa lance dans le dos de l’homme désarmé, là où le dieu a frappé de sa main. Ce n’est qu’après cela qu’Hector lui transperce le bas ventre de sa lance. La mort de Patrocle n’est pas celle d’un vaincu, mais celle d’un vainqueur orienté dans la mauvaise voie par le dieu suprême190, physiquement abattu et désarmé par Apollon. Les vers qui décrivent sa mort respirent une profonde piété. Aucune nécessité extérieure ne réclamait le recours au miracle ( NB. à la différence du cas d’Enée). Rien ne s’opposait à ce qu’Hector apparaisse comme le meilleur dans un combat régulier : rien si ce n’est la stature héroïque, « au-delà du destin » que le poète a accordée à un Patrocle voué à la mort191. Ce miracle sans exemple aplanit le conflit entre deux notions d’égale importance pour le poète : l’héroïsme et la volonté des dieux.


F) L’homme homérique


Toutes les figures de l’épopée ont leur marque particulière qui les identifie, quoique leurs caractéristiques ne soient jamais figées au point de constituer un masque rigide. [P. 76] : le jeu changeant d’une action vigoureuse apporte toujours de nouveaux traits à leur image. Mais tous sont apparentés comme les membres d’une grande famille. Les figures de l’Iliade semblent appartenir à la génération des anciens et celles de l’Odyssée à la génération des jeunes.

Quelles marques distinctives différencient l’homme homérique de tous les autres ? Est-ce le fait qu’il soit « naïf » et « naturel » ? Et à supposer qu’il le soit192, en quel sens l’est-il ? En tout cas l’homme homérique n’a pas l’esprit confus ni lent il a au contraire l’esprit vif et clair. Il maîtrise des formes de relations sociales raffinées, il use du langage avec une admirable habileté. C’est vrai qu’il est passionné, mais il est aussi tellement objectif qu’il décrit souvent comme « connaissances » ce que nous nommerions « sentiments ». Cela ne mènerait pas à grand-chose de chercher à décrire l’homme homérique par les qualités qui lui sont prédiquées, parce que ces expressions nous troubleraient par leur ambiguïté. Il vaut mieux esquisser la structure mentale de l’homme homérique, dans la mesure du possible. Cela suppose énormément de précision pour en délimiter les contours et une très grande simplification pour la rendre intelligible. Le premier présupposé est que l’homme homérique a une structure mentale différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. L’homme n’est pas le même à toutes les époques, en toutes les régions. La nature humaine elle aussi a son histoire et les vicissitudes qu’elle a connues constituent p-ê les événements les plus importants et les plus intéressants de l’histoire.

Notre enquête exige donc que nous nous demandions de quelle manière est constituée l’âme de l’homme homérique. La première réponse que nous donnent les textes c’est que cette question n’est pas homérique! La langue d’Homère n’a pas de mot pour désigner l’âme d’un homme vivant et par conséquent n’en a pas non plus pour son corps. Le terme ψυχή (psyché) n’est utilisé que pour l’âme du mort et le terme σῶμα (sôma) qui signifie corps en grec post-homérique désigne le cadavre chez Homère. De son vivant, l’homme homérique ne se divise donc pas en corps et âme : cela ne lui arrive que dans la mort (et dans un évanouissement profond). Il ne se sent pas lui-même séparé en deux entités distinctes, mais comme un être d’une totale unité. Et puisqu’il se sentait tel : tel il était en réalité! Ce n’est pas que son sens de l’observation fût défaillant ni que son pouvoir de discrimination193 ne fût pas fort développé : si l’homme homérique n’avait pas la notion d’une âme vivante, c’est qu’il n’avait pas « d’âme » au sens où nous l’entendons !

L’homme homérique n’est pas constitué par la somme d’un corps et d’une âme, mais est un tout. Pourtant, dans ce tout, certaines parties, ou plutôt certains organes, occupent parfois le devant de la scène [P. 77]. Tous les organes individuels relèvent directement de la personne194. Les bras sont un organe de la personne toute entière, et non seulement du corps, au même titre que le thymos, qui est un organe de la personne entière et non seulement de son « âme ». L’homme dans son entier a autant de vie dans chacune de ses parties. L’activité que nous nommerions spirituelle (celle de l’âme) peut être attribuée à chacun de ses membres. L’Iliade nous raconte comment Poséidon, sous la forme du devin Calchas toucha de son bâton deux guerriers Achéens (les deux Ajax) ; par ce geste il les emplit d’une énergie conquérante ( κρατερὸν μένος ) et rendit leurs membres légers et rapides, leurs jambes et leurs bras tout autant. Les hommes qui ont reçu cette faveur expriment ainsi leurs sentiments à propos de ce don qu’un dieu leur a accordé.

«Le premier, le fils d'Oïlée, le rapide Ajax, le reconnut. Aussitôt, il dit à Ajax, fils de Télamon : « […] Je sens mon cœur (thymos), dans ma poitrine, plus ardent pour guerroyer et combattre, et frémir d'impatience mes pieds, sous moi, et mes mains au-dessus. (Iliade, XIII 66-67 ) »

Le second Ajax, fils de Télamon renchérit dans des termes comparables :

« Moi aussi, autour de ma lance, mes mains irrésistibles frémissent; mon ardeur a grandi ; de mes deux pieds sous moi je m’élance ; je pense à engager, même seul, contre Hector fils de Priam, qui se rue furieusement, le combat.(Iliade, XIII 69-70 )».

Ainsi dans l’homme homérique, chaque organe individuel peut déployer son énergie propre, mais dans le même temps chacun d’eux représente la personne dans sa totalité. Les organes physiques et les organes spirituels apparaissent côte à côte et au même niveau (d’importance) et se rapportent tous deux « au moi » (NB. das Ich voir note = 2 ) quand le deuxième Ajax dit « Mes bras »— « mon énergie » (volonté : μένος)— « Moi avec mes deux jambes195 ». L’homme homérique utilise donc souvent « mes bras » pour signifier la notion de « moi » s’il s’agit d’action (Iliade I, 166). Ou encore il utilisera mon μένος ( énergie ; vouloir) quand il est question d’un conflit avec un adversaire (Iliade, VI, 127)196. De telles circonlocutions (et des périphrases comme « ἱερὴ ἲς Τηλεμάχοιο » : la force sacrée de Télémaque197 ) par le choix des concepts dont elles sont constituées, font comprendre qu’Homère comprenait l’homme essentiellement en termes dynamiques. L’homme est vu comme ce qu’il fait plutôt que comme ce qu’il est.

La langue d’Homère distingue plusieurs organes des sentiments et de la pensée [P. 78]. Chacun a sa fonction spécifique, mais naturellement les domaines de l’action qui relèvent des divers organes se recoupent198 Ces centres sont nommés θυμός (thumos) , φρήν (phrên) et νόος ( le noos ). Le Thymos recouvre approximativement les sens de « cœur / sentiments », il est l’organe de l’humeur et des émotions telles que colère, rage, courage, désir, satisfaction, espoir, peine, étonnement, timidité farouche, orgueil, cruauté. Le thymos inclut aussi des intuitions qui n’ont aucune certitude rationnelle, des considérations qui provoquent des réactions émotionnelles. Enfin le thymos est le siège du désir d’entreprendre199, ou du dégoût d’agir ; ou de l’indifférence. Le phrên (au pl. phrenes) est plus intellectuel. Il a pour domaine d’action les choses (le fond) et les idées. Il détermine l’attitude d’une personne et ses convictions ; c’est la raison pensant, réfléchissant et connaissant200. Rationnel comme le Phrên mais encore plus nettement déterminé par le contenu objectif, est enfin le nous, compréhension, entendement, pensée, et même dessein. En tant que « pensée » et « plan », le mot se détache de la personne et désigne le contenu de la pensée201.

Dans la mesure où c’est l’organe approprié qui domine dans chaque action ou dans chaque réaction humaine, il n’y a en principe pas de conflit entre les divers organes. Une fois pourtant, —et de manière significative c’est dans une comparaison que cela se produit, et non dans le récit épique—, le poète nous montre un homme202 qui – pour utiliser le vocabulaire actuel – force son corps fatigué à une tâche difficile par le pouvoir de volonté que possède son âme. Mais bien entendu le poète ne parle pas de corps ni d’âme, mais il nous parle d’un « thymos » ( l’organe de l’énergie vitale ) qui souffre sous l’effet de la fatigue et de la sueur et d’une « énergie conquérante » (κρατερὸν μένος) « posée sur eux » (ἀμφιβαλόντες) comme une armure. (Iliade XVII, 742-746)203.

Chez Homère, les soliloques se présentent comme des discours adressés au thymos. De tous les organes de cette catégorie, le thymos est le plus englobant et en même temps le plus spontané. Le poète n’a recours au monologue que lorsqu’un homme veut savoir avec clarté quelle est la situation et quelle action elle exige. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une scission du « moi » mais seulement d’une pensée discursive. C’est pourquoi l’idée qu’il s’agirait de deux partenaires parlant entre eux n’est pas fermement fixée chez Homère204.

Même si les organes ne se combattent pas entre eux, le moi peut néanmoins intervenir pour empêcher l’un d’eux de mener à bien ce qu’il veut. L’homme homérique a la capacité de maîtriser ( δαμάσαι= dompter) ses impulsions (θυμός ou μένος ) ou les tenir à distance (ἐρητύειν). Ici encore l’unité de la personne est sauve.

D’un point de vue moderne, l’homme homérique est merveilleusement simple et unifié. Quelle que soit la partie de son être qui souffre ou agit, c’est toujours la personne dans son entier qui agit ou subit. Il n’y a pas de frontières, il n’y a pas de clivage entre le sentiment (ce qui est ressenti) et l’état du corps. Le même mot (φόβος phobos ) signifie à la fois peur et fuite ; le même verbe (τρέω tréô) est utilisé pour « trembler » et «céder » ou « se replier».

Quand un héros est confronté à la souffrance (peine), ses larmes coulent sans retenue. Pour l’homme homérique, donc, aucun seuil ne sépare la volonté d’agir de sa mise en œuvre. Aucun seuil devant lequel l’homme s’arrête et hésite, comme Hamlet. Quand il reconnaît ce qui doit arriver, il n’a pas besoin de prendre une décision pour agir205. Le dessein lui-même entraîne clairement l’impulsion à l’exécuter. Ainsi la langue homérique emploie souvent des mots comme méditer, projeter (mêdomai) de telle manière que l’exécution est tacitement impliquée dans la pensée du projet.

Si ce que l’homme veut et est, se transforme en action directement et sans entrave, alors tout trait et caractère humain s’expriment et se réalisent immédiatement et sans contrôle. La société de l’Iliade est organisée de telle manière que c’est au caractère noble qu’elle offre le plus de latitude. Un homme devient ainsi identique à son action, et on peut alors l’appréhender complètement et exactement à travers elle : il ne recèle pas de profondeurs cachées. C’est cette situation qui justifie la forme traditionnelle de l’épopée. Dans ce rapport événementiel (factuel) de ce que les hommes font et disent, tout ce qu’un homme est se trouve exprimé tout entier, parce que les hommes ne sont pas plus que ce qu’ils font, disent et subissent. Ils ne sont pas coupés du monde extérieur mais leur nature s’exprime dans le monde par leurs actions et leurs destinées propres.

C’est pourquoi les qualités déployées dans les actions des hommes jouent un rôle particulier dans la peinture homérique des valeurs humaines. Les expressions verbales sont difficiles à traduire, souvent affadies ou mal rendues. Un dieu accorde au héros le kratos, qui n’est pas la force (Kraft) à proprement parler, mais une « puissance » et une « pouvoir » supérieurs206. L’adjectif correspondant, krateros peut-être rendu par « victorieux », « violent », « contraignant207 ». [P.80] Un autre mot important est « Kudos » Il désigne la propriété d’avoir du succès et de marcher en vainqueur. Mais il désigne aussi la « gloire » du succès, le prestige, l’autorité, la dignité, le haut rang208.

Si l’homme est (et c’était bien le cas) un champ d’énergie dont les lignes se prolongent dans l’espace et le temps sans limite ni restriction, inversement les forces extérieures agissent sur lui sans obstacles et il n’y a aucun sens à se demander où commencent ses propres forces et où finissent celles qui viennent de l’extérieur. Même quand ils reçoivent ou subissent, ces hommes sont ouverts sur le monde si largement que la distinction que nous faisons entre ce qui est le moi et ce qui ne l’est pas n’existe pas dans la conscience de l’homme homérique. Même ce qui nous paraît une production tout à fait personnelle, (pensée, parole, ou impulsion) est considéré dans l’Iliade comme un don reçu (d’un dieu). Un guerrier avance-t-il hardiment dans la bataille : cela lui est accordé par un dieu qui introduit en lui l’initiative (le menos), et le pousse à agir (ὦρσε / ôrse). Inversement un dieu peu « jeter » un guerrier « dans la peur » (Iliade, XI, 544 ; XVI, 689-691). La question décisive n’était pas de savoir si l’homme agit librement ou s’il y est contraint de l’extérieur209, mais de savoir si son chemin le conduit vers les hauteurs ou vers le bas. Le pouvoir des dieux sur les hommes est un présupposé admis depuis le début et il n’y avait aucun domaine de son esprit (âme) que l’homme aurait pu souhaiter conserver seulement pour lui-même. Celui qui ne connaît pas le succès comme celui qui est lâche sont « mauvais », alors que l’homme qu’un dieu assiste est « bon», est hardi (Odyssée, III, 373s) ; (Iliade, IV, 390  et 408). L’opinion sous-jacente et tacite est que le dieu n’assiste que celui qui en est digne.

Dans l’Iliade, donc, l’homme est bien à sa place (eingeordnet) dans le monde. Il n’oppose pas au monde extérieur un monde intérieur personnel différent du premier, mais il est traversé par le tout, de la même manière que lui, par ses actions et même ses passions, imprègne la totalité de ce qui arrive. Fier et décidé, il se donne sans retenue dans ses actions et ses discours, même si les formes par lesquelles il s’exprime sont réglées par les normes du decorum aristocratique. [P. 81] Il accepte sans réserve ce que la vie lui apporte, même la mort. Certes le guerrier combat durement, âprement et avec rage contre les autres hommes ; certes il souffre mille morts comme le veut la condition humaine, mais il ne cherche pas à se garantir de la nécessité ni à lutter contre elle210. Il l’accepte en gémissant, comme ce que le destin lui a réservé.

Iliade, XVI, 855SS. « Il dit, et ce fut la fin; la mort l'enveloppa. Son âme, s'envolant de ses membres, alla chez Adès, déplorant son sort, laissant la virilité et la jeunesse ».

Ainsi meurt Patrocle. Lycaon, presque encore un gamin, supplie en pleurant le terrifiant Achille de lui laisser la vie sauve ; il retient de toutes ses forces la lance meurtrière de son adversaire. Voici la réponse d’Achille

Iliade , XXI, 106 -119 «  Allons, mon ami, meurs toi aussi ! Pourquoi te lamenter de la sorte? Il est mort aussi, Patrocle, qui valait bien mieux que toi ! Ne vois-tu pas comme, moi-même, je suis beau et grand? Mon père est noble, une déesse m'enfanta, est ma mère; sur moi aussi, pourtant, sont suspendus la mort et le destin puissant. Ce sera l'aurore, le soir, ou le milieu du jour, quand quelqu'un, à moi aussi, m'ôtera la vie par Arès, me frappant soit de sa lance, soit de la flèche d'un arc". Il dit, et de Lycaon, sur-le-champ, les genoux et le coeur se désunirent. Il lâcha la pique, et s'assit les mains étendues, toutes deux. Achille, tirant son épée aiguë, le frappa à la clavicule, près du cou. Tout entière en lui pénétra l'épée à deux tranchants; la tête en avant, sur le terre, il resta étendu

Mais quand Lycaon entend les paroles d’Achille ses genoux et son cœur l’abandonnent, il lâche la lance de son adversaire et il s’accroupit et étend les bras pour recevoir le coup fatal (Iliade, XXI, 106). Tout aussi consciemment que le jeune Lycaon, et tout aussi prêt que lui, Achille marche à la rencontre de sa mort prochaine : « Je recevrai la mort aussitôt que le dieu l’ordonnera » (Iliade, XVIII, 115 ; XXII, 365).

Tout cela ne se déroule pas sous la pression d’une soumission aveugle, ni dans la fureur d’une sauvagerie primitive, mais dans une fraîcheur rayonnante et dans une clarté aristocratique, qui confèrent à la poésie une grâce souriante, même dans les scènes les plus sombres. L’homme homérique comprend le bien et le mal qui lui arrivent. De même qu’il est perméable à l’action des forces qui s’exercent sur lui, et aux destins qui l’atteignent, de même il regarde la réalité et l’ordre existant avec les yeux grands ouverts, et il tire les conséquences de ses actions sans murmurer ni tergiverser. Chez lui l’organe de la conscience n’est bloqué ni par la timidité ni par la brutalité. Ces hommes impulsifs sont en même temps étonnamment raisonnables (vernünftig) et expérimentés. Ils sont accessibles aux mots et ont une grande maîtrise du verbe. Au milieu de situations difficiles, une conversation qui entre dans les détails, expose clairement les circonstances, sans s’embarrasser du temps qui passe, et arrête l’action à mener ; sitôt le plan conçu sitôt il est exécuté. Le chemin de l’action passe inévitablement par l’esprit (Geist). [P.82] ; il dédaigne le raccourci des réactions non conscientes (irréfléchies). Les réactions qui ont la rapidité de l’éclair se nomment chez Homère « compréhension vive» ( ὀξὺ νόησε - oxu noêse : il comprit rapidement ).

Le savoir (das Wissen) donne aux hommes homériques un large accès à des choses très variées. Il les conduit au monde objectif, dans le monde de ce qui est, autant que dans le monde de ce qui devrait être. Même ce qu’on nomme « devoir » ou « morale » relève de la connaissance. Il suffit à Ulysse qui se trouve en grand danger au cours d’un combat, et qui se demande s’il va résister ou battre en retraite, de se remémorer comment agissent les « mauvais hommes » ( les hommes de peu) et comment au contraire se comportent ceux qui se distinguent au combat et un « Je sais » suffit à lever211 ses doutes et de prendre la seule voie possible pour un brave ; (Iliade, XI, 403ss.). Ce ne sont pas d’obscurs instincts mais de claires facultés qui dirigent. Hector refuse de se retirer un court instant du combat : «  Mon esprit (inclination, désir : thymos) n’est pas enclin à cela, parce que j’ai appris212 à être noble toujours et sans interruption, et à combattre au premier rang » (Iliade, VI, 444 ). Une bonne partie de ce que nous nommons « caractère », ou « don » est chez Homère connaissance des matières concernées et de la manière de les bien prendre. « C’était un homme de bien » Cette formule se dira en termes homériques : « il savait comment se comporter amicalement avec tout le monde (Iliade, XII, 671 )». Le participe « sachant/ connaissant » (eidôs) couvre lui aussi chez Homère une notion plus proche du sentiment ( Gesinnung) que de la connaissance. L’homme homérique « connaît » l’amitié (les dispositions amicales : das Freundliches) ; la gentillesse (das Mildes : le doux) ; les règles de conduite ( themistas), ou la sauvagerie farouche (das Wildes : le sauvage), la cruauté (lugra : les malheurs), les comportements hors la loi et associaux (athemistia); un homme « connaît » l’amour pour son voisin, et ainsi de suite. Il est pratique de prétendre que dans ces occurrences les mots « savoir/ connaître  » ont changé de sens et doivent être pris au sens de « être disposé à ; avoir l’intention de  (gesonnen sein)», mais c’est faux. Un passage de l’Odyssée parle d’un homme qui est dur en lui-même, (c’est-à-dire dur par la nature de son caractère) et « qui connaît la dureté » (Odyssée, XIX, 329). Pour l’auteur de ce passage « être dur » et « connaître la dureté » n’est pas la même chose, même quand on emploie les deux formules pour une même personne. La participation du savoir dans une fonction que nous attribuerions plutôt au caractère ou au sentiment donne un aperçu de ce qu’est l’objectivité (Sachlichkeit) de l’homme homérique : il est tourné vers ce qui peut être fait ou est fait.

L’orientation de la pensée de l’homme homérique vers l’efficacité et l’objectivité (sachliche Leistung) se montre bien également dans l’emploi du verbe « aimer » dans le domaine de l’hospitalité : Ulysse parle d’Eole « Tout un mois, il m’aima (philei)» (Odyssée, X,14 ). De même la communauté d’intérêts est aussitôt interprétée comme une disposition amicale évidente. Ainsi dans un passage de Iliade, Agamemnon dit avec bienveillance à Ulysse qui est en colère : «  Je sais combien ton âme en ta chère poitrine connaît des intentions amicales, parce que tu penses les mêmes choses que moi213 ». (Iliade, IV, 360s.) ». [P. 83] Dans ce cas la pensée commune aux deux hommes est la ferme résolution de remporter la victoire sur l’ennemi. La décision de faire qc peut aussi s’exprimer par le biais de l’adjectif « cher, chéri, aimé214 ». Apollon dit à Athéna « Puisqu’il vous est cher (es lieb ist) à vous déesses de détruire Troie » (Iliade, VII, 31) ; Patrocle s’adresse aux deux Ajax : « qu’il vous soit cher d’écarter de vous l’ennemi ! » ( (Iliade, XVI, 556). Chez Homère, d’une manière générale, l’adjectif « philos » (lieb, befreundet ; aimé, amical) s’emploie dans de nombreux domaines. On peut l’utiliser pour qualifier tout ce qui se rattache à une personne, non seulement « ses chers compagnons » mais aussi ses propres organes. On le comprend : les organes sont les aides et les représentants du « moi », quand l’homme saisit ce qu’il désire de ses « chères mains », ou lèves ses « chers bras » comme une prière vers les dieux, puisqu’il ne peut s’élever lui-même tout entier vers eux ; de même quand il pose sur ses chers genoux un objet qu’il aimerait pouvoir garder, mais qu’il doit lâcher aussitôt (Pénélope tenant l’arc d’Ulyssse ; Odyssée, XXI, 55 ). D’un autre côté le «  moi » prend part aux expériences de ses organes, soit que ses « chers bras soient transpercés par la lance d’un ennemi, soit que la nourriture et la boisson pénètrent dans « son cher gosier » en lui procurant du plaisir (Iliade, XIX, 209), soit encore que son « cher cœur » palpite d’émotion. Les organes sont dans une relation d’amitié avec le  « moi », et d’une manière générale tous les éléments de la personne —membres, intelligence, sentiments, volonté— coopèrent à l’unisson à l’activité pratique, sans conflits ni complications.

L’homme de l’Iliade reste toujours lui-même. Les coups les plus durs ne le brisent pas ; il n’est pas non plus capable d’évolution. Il réagit très fortement aux situations mais l’état dans lequel il se met alors, passe aussi vite que la situation à laquelle il a fait face, sans laisser aucune trace en lui215. Ses formes de relations sociales sont très développées. De toute évidence il ne se sent pas étroitement contraint par les règles sociales mais au contraire il sent qu’elles l’élèvent et lui confèrent sa noblesse. Il use de ces formes avec une virtuosité qui prouve qu’il en est le maître et non l’esclave. Cela apparaît le plus clairement dans l’élégance de ses discours et dans la finesse diplomatique dont il est sait faire preuve216. Mais la colère le pousse à devenir grossier ou mordant (sarcastique).

[P. 84] Chez Homère les gens ont une vitalité élémentaire. Ils ne font pas mystère des joies que leur procurent les plaisirs physiques, comme boire et manger, le don si doux du sommeil, l’amour, bien qu’ils en parlent avec beaucoup de discrétion. Ils aiment les festivités et les danses joyeuses. Se lamenter même leur procure de la joie217 ! Ils mènent une vie « terrestre », et n’attendent rien de l’au-delà. Pour eux la mort détruit l’homme, quand le souffle vital de l’âme quitte ce qui ne reste plus maintenant qu’à l’état de cadavre. L’âme s’enfuit alors de là sous la forme d’une ombre vers un monde souterrain et obscur pour y poursuivre une existence sans réalité, qui est pire que la plus dure des vies passées sous la lumière du soleil, comme le dit si âprement l’âme d’Achille à Ulysse :

Odyssée, XI, 488ss. « Ainsi disais-je; il me repartit avec vivacité : « Ne me console donc pas de la mort, illustre Ulysse; j'aimerais mieux, vivre sur la terre218, comme esclave d’un autre, d'un homme sans patrimoine, n'ayant guère de moyens, que de régner sur des morts, qui ne sont plus rien ! »

Tant qu’un homme reste sur terre il vit sa vie pleinement en homme viril. Ce n’est que quand qc lui arrive qu’il prend conscience de lui-même. C’est d’abord et avant tout dans les conflits que l’homme affirme sa propre existence, à ses propres yeux et aux yeux des autres, qu’il s’agisse de batailles rangées, de désaccord ou de querelles. Il faut y inclure tout ce qu’on subit. Conflits et peines constituent les thèmes de l’épopée et souffrir est une loi de l’humanité, comme le dit Achille au vieux Priam.

(Iliade, XXIV, 525 ) « Ah ! malheureux, tu as, certes, souffert bien des maux en ton cœur ! Comment eus-tu le courage de venir aux vaisseaux achéens, tout seul, sous les yeux de l'homme, de moi, qui t'ai tué bien des fils excellents? Il est donc de fer, ton cœur ? Mais allons, assieds-toi sur ce trône, et nos douleurs, de toute façon, laissons-les reposer en notre âme, malgré notre affliction. Car ils ne servent de rien, les gémissements qui nous glacent. Tel est le destin filé par les dieux aux mortels misérables : vivre affligés. Eux seuls n'ont point de souci. Il y a, sur le seuil du palais de Zeus, deux jarres de tous les dons qu'il nous donne, l'une de maux, l'autre de biens. L'homme à qui c'est un mélange que donne Zeus foudroyant, tantôt rencontre un mal, tantôt un avantage ; l'homme à qui il donne des misères, il en fait un objet d'outrage. Celui-là, une faim canine le pousse sur la terre divine ; il va çà et là, sans être honoré des dieux ni des hommes ».

L’homme homérique ne connaît qu’une compensation aux souffrances qu’il doit endurer sur terre et à l’indicible horreur de l’anéantissement que représente pour lui la mort : c’est la gloire. Il n’y a pas d’autre medium pour laisser une empreinte solide de son essence et de sa valeur, parce qu’il n’y a pas encore de conscience dans laquelle un homme peut découvrir sa propre image réfléchie. Les héros de l’Iliade mènent une vie publique et leurs conduites sont déterminées par le jugement de leurs contemporains et de la postérité, qu’ils prennent en considération (Iliade,VI, 441-443 ; IX, 459-461). L’opinon publique parle haut et clair (νεμεσσάω- nemessao) sur ce qu’elle juge inconvenant, et il ne leur vient jamais à l’idée que cet instrument puisse fonctionner de manière incorrecte ou injuste. Il n’y a pas de motifs cachés ni d’arrière-pensées obscures dans l’Iliade. L’homme est comme il agit.

L’épopée qui perpétue la gloire des héros les montre comme le poète les voyait vraiment. Mais il ne montre que ce qu’il y a d’essentiel en eux. Les particularités accidentelles et insignifiantes, [P. 85] qui distinguent simplement les individus les uns des autres, sont laissées de côté dans la poésie. La poésie ne brosse pas de portrait d’après nature (Nachbild), mais esquisse des prototypes (Urbild), dont chacun incarne une des formes possibles de l’humanité que l’on peut reconnaître. Nestor est le prototype du vieil homme noble dans la même proportion qu’Achille est le prototype du jeune homme noble. De plus les personnages sont stylisés avec cohérence. Chaque caractéristique imprègne son possesseur uniformément et transparaît toutes proportions gardées dans chaque partie de son être. Agamemnon le chef des armées n’a pas seulement une allure princière, il est aussi beau comme peu d’autres le sont ( (Iliade, III,169). Thersite est aussi laid à voir que répugnant par son comportement (Iliade, II, 212-219). Cette unité de caractère rend les figures monumentales (en un bloc !) mais en simplifie la présentation. Quand il est dit de Nestor qu’il «  parle d’une voix claire » cela laisse entendre aussi qu’il est un orateur et un homme d’Etat habile et fin. Les « pieds rapides » qu’on attribue à Achille suggèrent tout autant son tempérament si prompt à la colère (voir plus haut p. 34). D’un trait les autres sont à déduire parce que les lignes dominantes de chaque caractère ne sont jamais interrompues ni estompées dans cette poésie, elles traversent le personnage dans sa totalité avec une intensité constante, et se projettent de cette personne dans son environnement, sans rencontrer d’obstacle. Même ce qu’un homme fait à un autre homme est une partie de lui-même.


(G) Le nouvel esprit 219de l’Odyssee et la fin de l’épopée.


Pour connaître la structure de la nature humaine dans l’épopée ancienne il faut s’en tenir essentiellement à l’Iliade parce que dans l’Odyssée l’image commence à s’altérer de manière décisive. L’opposition entre les deux épopées se laisse deviner dès les premiers vers qui en définissent les programmes respectifs220. Les proèmes l’indiquent clairement : le héros de l’Iliade est grand parce qu’il est plein de courroux et entêté (trotzig) ; celui de l’Odyssée parce qu’il est « souple d’esprit » (wendig) et non pas parce qu’il serait obstiné (eigensinnig). Achille montre sa valeur par le fait de sacrifier à son ressentiment « les âmes de nombreux héros » de son camp, pour finalement sacrifier aussi la sienne (Iliade,IX, 104-116). Ulysse tout au contraire se sauve parce qu’il comprend comment « sauver sa propre âme et le retour de ses compagnons »,  si ce n’est que ses compagnons périssent finalement sans qu’il y soit de sa faute. L’Iliade décrit d’horribles choses qui (comme tout ce qui se passe sur terre) arrivent  selon « la volonté de dieu ». L’Odyssée, parle certes (entre autres choses) de la mort terrible des compagnons d’Ulysse, mais « de leur côté, par manque de compréhension des choses » ils avaient attiré sur eux le châtiment divin. Ressentiment inflexible ici (dans l’Iliade) ; là, (dans l’Odyssée) souplesse d’adaptation. [P. 86] Destruction des autres et de soi-même ici ; là, préservation de soi-même et des autres. La volonté des dieux ici ; là, succès personnel ou échecs individuels. L’Odyssée ne se lamente plus d’une manière romantique sur un monde qui sombre, fatalement ruiné par la violence de sa nature impétueuse ; mais il célèbre le réalisme viril d’un nouveau présent qui prend en mains son propre destin avec prudence et résolution, pour se maintenir contre toutes les puissances contraires.

Dans l’Odyssée, le réalisme plus marqué et la présence plus sensible du monde contemporain, donnent au poème entier un tout autre caractère. La distance entre le poète et son sujet, qui est si strictement observée dans l’Iliade est ici sensiblement réduite, et la rigueur de la stylisation est adoucie. Les Phéaciens sont les Ioniens du présent, idéalisés. La nature retrouve en grande partie ses droits. L’hiver et le mauvais temps affectent maintenant Ulysse (Odyssé, XIV, 457s.) le froid de la nuit, le vent du fleuve, les bêtes sauvages maritimes ou terrestres, l’effraient (Odyssée, V, 465-473 ; 421). On trouve maintenant dans l’œuvre des mendiants, et des gens de basse condition ; il y a même un chien, qui est la seule créature qui reconnaît son maître de retour chez lui. La barbe grise n’est plus le symbole de la sagesse et de la prudence accumulées, mais désigne un homme fragile qui a besoin d’aide. (Odyssée, XVII, 195s.). Le recours aux comparaisons est beaucoup moins fréquent, parce que le monde réel, et non le monde stylisé, entre de plain-pied dans la narration épique, et n’a plus besoin de se dissimuler dans de petites digressions.

Les gens de l’Odyssée ne vivent plus dans un monde presque vide, comme celui de l’Iliade. Ils prennent plaisir à l’abondance et à la variété des choses qu’on peut voir ou entendre ou dont on peut faire l’expérience. Le monde est vaste et plein de merveilles, qu’un homme peut aller voir pour essayer ses forces en se mesurant à elles. La joie de la découverte et l’amour de l’aventure forment l’arrière-fond d’une large partie de cette épopée. Ulysse s’aventure dans la caverne du cyclope par pure curiosité et parce qu’il espère recevoir des cadeaux d’hospitalité (Odyssée, IX, 424-430), et un certain nombre de ses camarades paieront son audace d’une mort atroce. La vie de ces gens est pleine d’intérêt mais aussi de difficultés. Le monde extérieur, qui n’est plus maintenant dans l’ombre mais entoure et écrase l’individu de sa présence massive, le projette sans cesse dans des situations dont il est difficile de se sortir. C’est pourquoi l’homme commence à mettre une certaine distance entre le monde et lui. Cessent alors la réceptivité absolue et l’abandon total au monde : l’homme devient réservé et calculateur. Retenue et méfiance deviennent nécessaires et sont glorifiées comme des vertus dans l’épopée. Tromper et mentir constituent maintenant des armes légitimes dans la lutte pour la vie. L’idéal moderne de l’homme rusé et plein d’expérience qui fait son chemin par tous les moyens, droits ou tortueux, supplante l’ancien idéal du héros épique et l’antagonisme entre cet idéal et les conceptions démodées oblige le poète à exagérer et magnifier les caractéristiques qui occupent maintenant le premier plan. [P. 87] Ulysse le « fripon221» (Schelm en allemand ; en grec : « alitros » Odyssée, V, 182) est le maître de ce nouvel art de vivre, reconnu et admiré par les hommes et les dieux222. Disparue la droiture inflexible et la réserve hautaine qui l’accompagnait ! Pendant une longue période Ulysse joue le rôle d’un mendiant, et il est presque trop vrai223! A l’occasion son caractère semble vaciller.

Et pourtant Ulysse n’est en aucun cas un comédien sans caractère propre, ni un aventurier ignorant ce qu’il cherche en fin de compte. L’Odyssée n’est pas un poème à la gloire de la « friponnerie » (Schelmengedicht). Avec toute son amabilité conquérante, son héros n’en est pas moins un homme sérieux, mûr et énergique. De toute sa finesse d’homme rusé, il poursuit un but élevé et par son exigence (dureté) envers lui-même, il l’atteint. Il maîtrise ses sentiments, résiste à la séduction, et rompt les attachements, avec une volonté de fer, qui est une nouvelle forme d’héroïsme. L’épopée glorifie ce « cœur de fer » du héros224 (Odyssée, IV, 293) en lui attribuant régulièrement l’épithète polutlas. La traduction de « polutlas » par « qui endure beaucoup » est des plus vagues. Une scène de l’Odyssée, au début du livre XX, montre bien ce que le terme signifie. Ulysse se couche pour dormir dans le vestibule de son propre manoir, à la veille de la vengeance qui lui rendra sa place de maître et de roi. Il entend alors quelques servantes rejoindre leur amant parmi les prétendants, en riant et en plaisantant. Le cœur d’Ulysse commence alors à rager et à « aboyer », parce qu’en tant que maître du domaine, les servantes lui appartiennent et que c’est une forme de déloyauté de leur part que de se donner aux prétendants de leur plein gré. Son sens de l’honneur (Ehregefühl), le pousserait à les assommer immédiatement, et son cœur « aboie » comme jappe une chienne pleine de rage auprès de sa portée225, bien décidée à défendre son bien le plus cher. Mais il réprimande son cœur et l’exhorte à endurer (tlênai) :

Odyssée XX, 18- 24

« Sois donc patient, mon coeur (kradiê): tu as supporté plus dures chienneries226, le jour où le Cyclope fou de colère mangeait mes braves compagnons : tu sus te contenir jusqu'au moment où grâce à ma ruse tu te trouvas hors de la caverne, après avoir pensé mourir. » Il parla ainsi, réprimandant son coeur en sa poitrine ; et son âme, comme à l'ancre, demeurait obstinée dans la patience ». (Trad. M. Dufour et J. Raison modifiée, voir note) .

Chez Homère le chien symbolise hardiesse, audace, et détermination sans faille227. Dans la caverne, le cyclope vient de tuer deux compagnons. Ulysse raconte sa réaction aux Phéaciens :

Odyssée, IX, 299-305 « Alors je méditai en mon cœur (thymos) magnanime. [9,300] de m'approcher, de tirer du long de ma cuisse mon épée aiguë, de la lui plonger dans la poitrine, là où le diaphragme enveloppe le foie, après avoir tâté l'endroit de la main. Mais une autre idée me retint. Restant là, nous aussi, nous périssions d'une brusque mort; car nos bras n'auraient pu écarter de la porte élevée la lourde pierre, qu'il avait placée contre ».

Ulysse se contrôle donc, et doit se contenter de regarder sans bouger deux autres de ses compagnons subir la même fin cruelle, avant de voir venir le moment propice à l’action. Alors (Odyssée, IX), comme dans notre passage (Odyssée, XX), quelque chose rageait dans son cœur à la manière d’un chien qui grogne et voulait se libérer dans une juste colère. Et maintenant (Odyssée, XX) comme alors (Odyssée, IX) il contraint son « cœur magnanime » à « endurer » (tlênai

Odyssée, IX, 303-305: « Il parla ainsi, réprimandant son cœur en sa poitrine ; et son âme, comme à l'ancre, demeurait obstinée dans la patience »

De même encore dans ce passage (Odyssée, XIII, 307 ) Ulysse « endure » quand il rentre chez lui, sous les haillons d’un mendiant, après vingt ans d’absence et qu’il doit subir de nbx affronts, sans révéler son identité à quiconque avant d’avoir recueilli les informations nécessaires et préparé son plan de vengeance. On le voit assis devant sa femme, jouant avec elle un jeu subtil de cache-cache228, parce que le temps des explications franches n’est pas encore venu. Dans la patience du « très endurant Ulysse », dans la renonciation à son honneur, et autres réactions naturelles, une très grande énergie est mise en œuvre, non pas pour se mettre en valeur elle-même, mais pour atteindre un objectif. Ulysse est l’homme qui poursuit ses objectifs contre toute forme de résistance. L’épopée exprime cette qualité par un certains nombres d’épithètes qui illustrent le nom d’Ulyssse : « Polymêtis » : « riches en idées ingénieuses » ; « polumêchanos» : « riche en moyens qui permettent d’atteindre la fin visée ». Telles sont les expressions dont le nouveau monde, qui ne classe pas les valeurs selon la même échelle que l’ancien, pare son idole.

Dans la plus récente des deux épopées on voyait un Ulysse recueillir l’héritage d’Achille, qui était la plus brillante figure de l’Iliade. Ulysse héritier d’Achille ! Ce n’est pourtant pas une invention moderne formulée après coup : en effet c’est ainsi que l’épopée a elle-même immédiatement perpétué le nouvel idéal d’homme qui venait d’apparaître. Cette saga qui reflète, à sa manière (épique) tant d’événements de l’histoire politique, a cette fois concentré l’évolution historiques des valeurs en une légende hautement significative229 : la querelle d’Ulysse et Ajax pour les armes d’Achille. Une des épopées du cycle troyen, La petite Iliade, raconte qu’après la mort d’Achille, un débat s’éleva pour savoir qui était maintenant le meilleur dans l’armée grecque et qui à ce titre devait recevoir les armes d’Achille. Les candidats étaient Ajax, champion vaillant, mais d’esprit lent et Ulysse, malin, mais guerrier moins puissant. On alla chercher la décision dans le camp ennemi, parce que l’adversaire sait bien mieux qui il a le plus à redouter. Un espion surprit une conversation entre des servantes (à la fontaine ?). Le mot de la fin fut prononcé par une troyenne qui soulignait qu’Ajax était comme une travailleur dur à la tâche et sur qui on pouvait compter, mais qu’Ulysse était un homme d’initiative et de ressources230.[P.89] L’armure fut attribuée à Ulysse ; Ajax, miné de honte et dégoûté de lui-même, finit par se donner la mort.

Notre Odyssée présente une autre confrontation des deux héros. Ulysse raconte aux Phéaciens, au livre XI de l’Odyssée, qu’il a vu l’âme d’Ajax dans le royaume de la mort, et qu’Ajax s’est tenu à l’écart, toujours en colère à cause de sa défaite. Et le narrateur fait cette remarque : Odyssée, XI, 543-551

Odyssée, XI, 543- 551 « Seule l'âme d'Ajax, fils de Télamon, restait à l'écart; elle me gardait rancune de la victoire que j'avais remportée sur elle dans le jugement rendu près des vaisseaux pour les armes d'Achille, comme l'avait voulu sa vénérable mère. Les fils des Troyens et Pallas Athéné rendirent la sentence. Combien j'aurais dû ne pas vaincre dans cette lutte ! Car c'est à cause de ces armes que la terre recouvrit une si vaillante tête, [11,550] cet Ajax, qui par la beauté, par les exploits l'emportait sur les autres Danaens après l'irréprochable fils de Pélée. « Je lui adressai ces paroles conciliantes : « Ajax, fils de l'irréprochable Télamon, tu ne devais donc pas, même mort, oublier ta rancune contre moi à cause de ces maudites armes? Les dieux en ont fait une cause de souffrance pour les Argiens, qui en toi ont perdu un si solide rempart ! Nous, Achéens, nous sommes toujours affligés de ta mort, autant que pour la tête d'Achille, fils de Pélée. La faute en est tout entière à Zeus, à sa haine singulière contre l'armée des Danaens pourvus de lances : il fit tomber sur toi la destinée. Allons ! Viens ici, prince, pour entendre mes paroles et mon récit; dompte ton ressentiment et la superbe de ton coeur. »

Rien ne pourrait mieux témoigner du caractère aimable de cette nouvelle d’humanité ( voir supra p. 52) que ces paroles d’Ulysse. Elles respirent cette gentillesse pleine de générosité et de compréhension, qui constitue l’une des nouvelles vertus. Elles expriment une prise de conscience qui reconnaît encore la supériorité de l’adversaire battu, et qui saurait renoncer volontairement à l’honneur du premier rang s’il s’avérait qu’il faudrait l’obtenir au prix de la mort d’un tel homme. C’est dans de tels sentiments qu’Ulysse adresse à l’âme d’Ajax des paroles de conciliation, dans les enfers. Mais cette sorte de langage ne saurait avoir d’effet sur l’orgueil intransigeant des premiers âges.

Odyssée, XI, 563 s. « Ainsi parlais-je; mais il ne me répondit rien; il s'en alla dans l'Érèbe rejoindre les autres âmes des défunts».

D’un point de vue esthétique nous pourrions préférer que la scène s’arrête là. Mais les trois vers suivants, comme une sorte de postface, en adoucissent la brusquerie.

Odyssée 365 -567. Malgré sa rancune il aurait pu cependant me parler. J’aurais pu parler encore (trad. Fraenkel); mais dans ma poitrine mon cœur désirait voir les âmes des autres morts »

Il se peut que ces trois vers de transition ne soient pas de la même main que le reste de la scène. Dans tous les cas, ils sont l’indication de l’optimisme avec lequel la nouvelle ère croyait en son homme nouveau. Sa finesse et sa chaleur auraient pu amollir la rigidité de l’héroïsme ancien et réconcilier un Ajax plein de rancune avec un Ulysse. Seule la curiosité d’Ulysse, désireux de converser avec les autres âmes empêchait la conversation de continuer.

Le héros de l’Odyssée déploie la variété de ses qualités en ayant affaire successivement à des êtres de toute sorte, au milieu de difficultés de toute sorte. Il s’en sort toujours en maître et, par la supériorité qui lui est propre, il laisse loin derrière lui les autres, amis ou ennemis. Il n’occupe pas le rôle du primus inter pares comme Achille dans l’Iliade, mais si les figures secondaires de l’Odyssée ne sont pas du même calibre qu’Ulysse, elles sont quand même du même genre. [P. 90] elles dérivent aussi de cet âge nouveau : la femme du héros tient ses prétendants à distance par sa sournoiserie231, Circé est rusée ; Calypso est chaleureuse et bienveillante —ou du moins se donne-t-elle pour telle ; les prétendants, quant à eux, intriguent contre Télémaque, bien qu’ils échouent à le tuer. Les rares personnages droits et francs constituent des types spéciaux du fait même de ces caractéristiques. Par exemple Eumée, le loyal et aimable porcher, ou le cyclope, détestable et sauvage, mais dans le fond un fanfaron naïf et vaniteux qui se fait berner d’une façon presque tragique. (Odyssée, IX, 447-460). Les personnages secondaires autant que les figures principales évoluent dans des circonstances particulières et des situations précaires. Cela rend l’action de l’Odyssée plus complexe mais lui donne aussi plus d’unité. Chaque élément de l’action est régi par des conditions précisément déterminées, qui sont toutes reliées entre elles. La structure de l’Iliade, en comparaison, est beaucoup plus lâche : son thème se résume aux querelles et combats dans la guerre de Troie.

La conséquence est qu’il faut aux personnages de l’Odyssée un tout nouveau genre d’assistance de la part des dieux pour les aider à accomplir leur tâche. La providence divine prend maintenant la forme d’une surveillance constante, qui veille sur ses protégés avec une attention pointilleuse et intervient pour les soutenir en fonction d’un plan bien arrêté, par des moyens naturels ou miraculeux. Dans le même temps les gens dans l’Odyssée commencent à s’isoler du monde extérieur par un certain détachement ou par une forme de sournoiserie. L’individu n’est plus désormais un champ d’énergies ouvert (NB. où les forces du monde agissent sur l’homme et les énergies de l’homme sur le monde ; voir p. 80), mais ce qui est « moi » et ce qui n’est pas le « moi » sont maintenant différenciés, si bien que l’influence divine qui agit sur leur conduite provient elle-aussi, de l’extérieur. Quand Ulysse débarque à Ithaque il reçoit d’Athéna non (plus) de l’inspiration, mais des informations et des instructions détaillées (Odyssée, XIII, 372-428) comparables aux informations et instructions données par la déesse Circé pour le préparer à son voyage vers les enfers (Odyssée, X, 490-540 ; XII, 37-141). On voit ainsi arriver dans l’Odyssée une distinction, qui n’aurait pas eu sa place dans les œuvres antérieures, « soit qu’un dieu lui ait mis cette idée en tête, soit qu’il l’eût imaginée lui-même232 » (Odyssée, IV, 712). La direction d’un dieu et l’action personnelle peuvent en tout cas désormais être séparées l’une de l’autre, si bien que l’homme apparaît maintenant comme responsable de ses actes d’une manière nouvelle233.

Dans l’Odyssée, l’homme n’est pas transparent, même quand il ne ment pas de manière délibérée [P. 91] ; il est changeant et réservé et parfois même, il n’est pas trop sûr de ce qu’il est lui-même : ainsi par exemple Télémaque, certains prétendants, et probablement Pénélope elle-même. Aussi n’est-il pas rare que la poésie doive se passer de représentations complètement claires et franches. Ni les récits du narrateur, qui s’en tient toujours aux faits avec une certaine discrétion, ni non plus les discours des personnages, qui sont loin de toujours s’exprimer sans réserve, ne peuvent exposer tout ce que le poète a en tête. Au lieu du brillant éclairage dans lequel se meuvent les personnages de l’Iliade, ceux de l’Odyssée jouent dans un clair-obscur doux et mouvant, qui s’éclaire parfois d’un demi-éclat avant de s’obscurcir à nouveau. Le style de l’épopée traditionnelle n’était pas fait pour cela. Un exemple étonnant montre bien comment, dans une des parties les plus tardives de l’Odyssée, le poète détourne les plus délicats raffinements de l’épopée pour les faire servir à un style beaucoup trop rude pour eux.

Sous les dehors de Mentes, qui est d’une famille amie, Athéna arrive au palais d’Ulysse, à Ithaque, où les prétendants ont élu domicile (Odyssée, I, 103). Au milieu du tumulte général, Télémaque accueille le visiteur et lui fait les honneurs de sa maison. Une conversation s’établit entre eux et devient aussitôt intime. Télémaque se sent écrasé de honte par son impuissance dans sa propre demeure. Il n’ose plus espérer le retour de son père, qui changerait bien des choses. L’étranger de son côté se montre plein d’une amicale assurance. De son point de vue, assure-t-il un homme comme Ulysse finira bien par surmonter d’une manière ou d’une autre les obstacles. L’étiquette homérique exige, après que l’étranger a été reçu en bonne et due forme, qu’on s’enquière de son identité (tis) ; de celle de son père (pothen), de sa ville (polis). Le visiteur s’acquitte des formalités et maintenant, à son tour il pose les mêmes questions à son hôte, pour répondre aux exigences formelles, parce qu’en réalité il a déjà traité Télémaque comme l’homme qu’il est (Odyssée, I, 187 ). Aussi tourne-t-il sa question comme un compliment qu’il adresse à Télémaque sur sa ressemblance avec son père, le renommé Ulysse (Odyssée, I, 203-212).

Odyssée, I, 203-212 « Ce héros ne sera plus longtemps éloigné de sa patrie ; fût-il accablé de liens de fer, telles sont les ressources infinies de sa prudence, qu'il triomphera de tous les obstacles. Mais parle, est-il bien vrai que je vois en toi le noble fils d'Ulysse ? Tes traits, le feu de tes regards, m'offrent sa parfaite image. [1,210] Avant qu'il voguât à Troie avec les plus vaillants chefs de la Grèce, nous fûmes souvent assis l'un près de l'autre, comme en ce moment je suis à côté de toi : depuis ce temps, son palais n'a plus été ma retraite ».

Là-dessus le visiteur reçoit une réponse extraordinaire :

Odyssée, I, 212- 220 « Étranger, répondit Télémaque, l'exacte vérité sortira de ma bouche. Ma mère, la chaste Pénélope, atteste que je suis le fils de ce héros : c'est le témoin le plus sûr ; on ne connaît point par soi-même les auteurs de sa race. Ah ! que n'ai-je reçu le jour d'un homme plus heureux, que la vieillesse ait atteint au sein paisible de sa famille et de ses biens ! [1,220] Maintenant, puisque tu veux l'apprendre, c'est au plus infortuné des mortels que je dois la vie. »

La réponse de Télémaque commence par une formule épique ordinaire, qui partout ailleurs, (voir I,179) ne signifie rien [P.92 ] d’autre que la volonté de donner le renseignent demandé précisément et sincèrement. Mais cette fois Télémaque pousse la notion de précision et de franchise bcp plus loin, et dans une direction surprenante. De toute évidence le jeune homme a bcp ruminé sur ce malheur que lui a légué cet homme absent et disparu, dont il ne sait presque rien, qu’on appelle Ulysse et qu’on prétend être son père. Ses réflexions maintenant se sont muées en un doute poignant : il se pourrait que tout cela ne soit pas vrai234 ; et ce serait mieux si ce ne l’était pas. Naturellement le doute de Télémaque n’est pas véritable, et la question de l’étranger ne reposait pas, elle non plus, sur un doute véritable. D’autre part ce doute n’est pas raisonnable : Pénélope est l’épouse fidèle par excellence, d’une fidélité proverbiale. Mais le profond désir du jeune homme de se dissocier de son destin, et de son identité lui suggère de telles inventions, dont il s’excusera peu après :

« Excuse ma sortie, mais tu l’as provoquée, quand tu m’as demandé si j’étais bien le fils de mon père ».

La réponse de l’étranger rétablit la situation avec tact : I, 222

« Par la suite les dieux ont rendu ton ascendance bien (re)connaissable, puisque Pénélope t’a mis au monde pour devenir un tel homme »

Mentes ne conteste certes pas l’idée que personne ne peut avoir une connaissance personnelle de son origine, mais dans ce cas, le développement ultérieur de l’enfant ne laisse aucun doute : Télémaque en grandissant est devenu le véritable portrait de son père235. Deux implications en résultent : le jeune homme peut être fier de son origine, et n’a aucune raison de la combattre.

Le passage que nous venons d’examiner est si étrange et si peu homérique que l’on est tenté d’éviter l’interprétation esquissée ci-dessus. Mais le texte n’admet pas d’autre explication236. Ce morceau étonnamment moderne montre combien l’épopée grecque s’est éloignée de son point de départ. Elle est ici sur le point de franchir les limites qui ont été assignées au genre237 : comme cette voie n’offrait plus de perspective intéressante, on n’allait plus y rencontrer que des imitateurs et des suiveurs.

[P. 93] La nouvelle humanité qui s’affirme dans l’Odyssée, retire à l’épopée les fondements de son existence. La forme épique avait été créée pour donner un compte rendu complet et définitif d’une réalité fermement établie, soit directement soit par des symboles transparents, et non pas pour louvoyer dans un environnement nébuleux de possibilités hasardeuses et de sentiments obscurs. La langue grandiose et le vers puissant de l’épopée ne conviennent pas du tout aux choses (trop) subtiles ou communes qu’ils ont maintenant à exprimer238. Alors qu’autrefois tout ce qui était nommé ou raconté se trouvait glorifié et que seul ce qui était digne de louange avait droit de cité dans l’épopée, maintenant les barrières sont grandes ouvertes aux personnes et aux choses de toute sorte. La charge du chanteur ne consiste plus à célébrer les dieux et les grands hommes pour leur rendre hommage, comme il le faisait avant. La poésie n’est plus stylisée, comme elle l’était autrefois, mais elle peint le monde de façon plus réaliste, et dans un esprit plus moderne. La figure du héros principal incarne l’esprit moderne dans son état le plus pur et le plus achevé. Les auditeurs contemporains peuvent apprendre d’Ulysse comment être maitre de sa vie. Pourquoi alors ce détour par une forme artistique conçue originellement pour se remémorer un passé révolu ? Il faudra que l’épopée soit entièrement dénaturée et abandonne totalement son être propre pour que la littérature devienne capable de faire face aux tâches nouvelles qui l’attendent désormais : apprendre à connaître le monde tel qu’il est ; affronter les situations sous l’angle le plus avantageux ; accomplir sa vie, chacun pour soi.

C’est dans cet état de fait qu’entrent en lice la figure singulière d’Hésiode, puis pour répondre à une fonction tout à fait différente, la poésie lyrique. Hésiode vise à maîtriser et englober le monde extérieur dans une poésie didactique, utilisant encore le style et le vers de l’épopée. La poésie lyrique cherche à exprime la vie intérieure individuelle dans une nouvelle forme poétique. L’ancienne unité est brisée.


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Chapitre III, Hésiode

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Annexe de la note 241


Klaus Rüter Odysseeinterpretationen : Untersuchungen zum ersten Buch und zur Phaiakis.


Athene, die besser weiss, was es heisst, der Sohn des Odysseus zu sein, antwortet mit einer Bekräftigung dessen, was sie bereit gesagt hatte; sie beruht sich auf die Götter: « Wirklich haben dir die Götter deine Abkunft nicht Künftighin namenlos und ruhmlos gemacht, nachdem dich Penelope als einen solchen ( d.h. als einen von solchem Aussehen, von solcher Art) geboren hat » (I, 221-223)


Athéna qui sait mieux (que Télémaque) ce que cela signifie que d’être le fils d’Ulysse, répond, en l’accentuant un peu plus, ce qu’elle a déjà dit une première fois. Elle s’appuie sur l’autorité des dieux. « Vraiment les dieux n’ont pas fait en sorte que ton origine reste pour toi anonyme et sans gloire pour les temps à venir, puisque que Pénélope a mis au monde un fils tel que toi ( c’est-à-dire d’une telle sorte, d’une telle apparence).


Fraenkels Übersetzung : «  Nachher machten die Götter dann deine Abkunft sehr kenntlich, da dich zu einem solchem geboren hat Penelopeia », will den Texte so verstehen, dass man bei der Art Telemachs überhaupt nicht zweifeln könne, dass Odysseus sein Vater sei. Er fasst die Stelle demnach so auf, als habe Telemach zuvor wirklich an der Vatershaft des Odysseus gezweiflt und dieser Zweifel sole nun behoben werden.

Es geht aber weniger darum, ob Telemach der sohn des Odysseus ist, als vielmehr darum, was dies für ihn zu bedeuten hat.

Fraenkel traduit ainsi : « Après coup, les dieux ont rendu ton origine bien (re)connaissable, du moment que Pénélope t’a mis au monde pour devenir un tel homme ». Sa traduction incite à comprendre le texte en ce sens : en constatant quelle sorte d’homme est Télémaque, on ne peut absolument pas douter que son père soit Ulysse. Il interprète le passage comme si Télémaque avait vraiment douté de la paternité d’Ulysse, jusqu’à ce moment et que ce doute n’était levé que maintenant.

Mais il est moins question de savoir si Télémaque est bien le fils d’Ulysse que de savoir ce que cela doit signifier pour lui.

Schadewalt übersetz : “Gewiss haben die Götter dein Geschlecht nicht namenlos gemacht für künftig, da dich — einen sochen!— Pelnelopeia geboren hat”,

Schadewalt traduit : «  A coup sûr les dieux n’ont pas rendu ta race anonyme pour l’avenir, puisque Pénélope t’a mis au monde, toi, un homme tel que toi ».

und Marg versteht : “Als dem Sohn des Odysseus kann ihm Athene küngtigen Ruhm voraussagen. »

Et Marg comprend « En tant que fils d’Ulysse, Athéna peut lui prédire une gloire future ».

γενεή » wird aber wohl besser mit Fraenkel als «  Abkunft » verstanden : die Abkunft haben die Götter für Telemach nicht Ruhmlos gemacht für künftige Zeiten ; er wird sich rühmen können, der Sohn des Odysseus zu sein.


La traduction de Frenkel par « origine » est celle qui rend le mieux le terme grec « γενεή ». Les dieux n’ont pas donné à Télémaque une naissance définitivement obscure ; il va pouvoir se glorifier d’être fils d’Ulysse.


Etwas missverständlich heisst es bei Ameis-Hense-Cauer : “ Über das gegenwärtige traurige Schicksal soll er sich durch die Hoffnung auf Nachruhm trösten. » — Der Ruhm, der ihm nicht verlorengeht, ist der Ruhm des Odysseus; Telemach wird als sein Sohn hingestellt, dem es ansusehen ist, dass er einen ruhmvollen Vater habe.



Ameis-Hense-Cauer ne donne pas une compréhension fort juste : «  Télémaque doit se consoler de la tristesse de son destin présent, par l’espoir d’une gloire a posteriori ». La gloire qui n’est pas perdue pour lui est celle d’Ulysse. Télémaque sera (r)établi comme son fils, par quoi on pourra voir qu’il a un père plein de gloire. ( de haute réputation )


Klingners Übersetzung : “ Mir ist nicht bange um das Geschlecht, nachdem Penelope einen sochen Sohn geboren hat” verschiebt ebenfalls den Akzent ein wenig; es soll nicht Telemach den Ruhm der Familie retten, vielmehr soll festgestellt werden, dass ihm, dem Sohn des Odysseus, der Ruhm des Vaters nicht verloren ist.


La traduction de Klinger : «  je n’ai pas d’inquiétude au sujet de (ta) race, du moment que Pénélope a engendré un tel fils », déplace un peu l’accent. Il n’appartient pas à Télémaque de sauver la réputation ( gloire) de la famille, mais il lui faut plutôt constater que la gloire ( réputation ) de son père n’est pas perdue pour lui, le fils d’Ulysse.

Athena weiss, dass Nahme und Ruhm des Odysseus nicht verloren sind. Auch sieht Telemach nicht wie das Kind eines ruhmloses Mannes aus ; es herrscht die Vorstellung, nach dem Aussehen könne die Herkunft erkannt und der rang der Familie beurteilt werden ( cf. IV, 27 et 62-64). Man kann Telemach ansehen, dass er zu Unrecht befürchtet, seines Vaters Nahme sei gänzlich untergegangen.


Athéna sait que le nom et la renommée d’Ulysse ne sont pas perdus. D’ailleurs Télémaque n’ a pas non plus l’apparence du fils d’un homme sans reputation. L’idée qui domine est que l’on peut d’après l’allure extérieure reconnaître l’origine d’un homme et juger du rang de sa famille. ( cf. IV, 27 et 62-64). On peut voir à la mine de Télémaque qu’il n’a pas de raison de croire que le nom de son père ait disparu totalement.



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http://books.google.fr/books?id=XOdWIUPy_a8C&pg=PA139&lpg=PA139&dq=Fraenkels+%C3%9Cbersetzung+:+%C2%AB++Nachher++machten+die+G%C3%B6tter+dann+deine+Abkunft+sehr+kenntlich,+da+dich+zu+einem+solchem+geboren+hat+Penelopeia+%C2%BB,+will+den+Texte+so+verstehen&source=bl&ots=IpxpjMr0qE&sig=u_9V1YVuQ7wp3SKorzII6ujvThw&hl=fr&ei=_fY7Tdu0FcXe4ga7lPGnCg&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1&ved=0CBgQ6AEwAA#v=onepage&q&f=false

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1 NB. J. Bérard (Hachette p. 28) précise : Chants cypriens de Stasinos (la guerre de Troie avant l’Iliade) ; Ethiopide (entre la mort d’Hector et la mort d’Achille) d’Arctinos de Milet (VIII° siècle) ; Petite Iliade (entre la mort d’Achille et la chute de Troie) de Leschès de Lesbos ; Destruction de Troie, Arctinos ; Nostoi de Hagias de Trézène (retour des héros autres qu’ Ulysse) ; Télégonie d’Eugamon de Cyrène (VI°siècle) qui fait suite à l’Odyssée. Télégonos serait le fils d’Ulysse et de Circé ; il tue son père dans une razzia à Ithaque. (Ces attributions sont incertaines ; Le grammairien Proclus ( V° s ap J.C.) en a conservé qq vers ; et de courts résumés).

2 NB. L’Agốn ou « Dispute d'Homère et d'Hésiode » est une sorte de livre scolaire remontant au IIe siècle de l'ère chrétienne, mais dont le contenu est beaucoup plus ancien (Aristophane en cite des vers dans la Paix, en 421 av. J.-C. Cette dispute montre un tournoi fictif opposant Homère à Hésiode sur la question de savoir s’il faut préférer la poésie didactique ou la poésie épique. Au terme du tournoi, Hésiode l’emporte sur l’avis du roi, parce qu’il célèbre la paix et non la guerre. (Ex Wikipédia). Voir Hésiode, Théogonie, Les Travaux et les Jours et autres poèmes, trad. par P. BRUNET, commentaire de Marie-Christine LECLERC, Paris, LGF 1999 (LP CP, 6041). Inédit.

3 = 1 (note 1 de l’édition anglaise, Blackwell,1975). Le travail de Murko est publié dans Sitzungsberichte der Wiener Akademie, phil.-hist. Klasse, 173,N°3 (1913) ; 176 N° 2 (1915) ; 179, N° 1(1915). (On les citera désormais par volume). Résumé dans Neue Jahrbücher 1919, 273 sq. L’œuvre de Murko a été continuée par H. Geseman, Milman Parry et A.B.Lord (Trans. Amer.Philol. Assn., 67, 69, 70). La recherche dans ce domaine progresse encore. De même « l’épopée folklorique » moderne grecque a été étudiée et comparée à l’épopée homérique. Ainsi par exemple le chant d’un barde crétois a été enregistré sur magnétophone. Ce poème parle de l’attaque de parachutistes allemands contre la Crète en 1941, et célèbre les défenseurs qui y laissèrent leur vie. Pour nos oreilles qui ne sont pas formées à ce genre, la déclamation semble monotone et sans entrain. Mais le chanteur est tellement remué par l’évocation de ses camarades tombés au combat que la voix lui manque et qu’il s’enferme dans le silence au milieu de son chant. C.M. Bowra, Héroic Poétry, New York & Londres 1952) a relevé la trace de tels phénomènes dans le monde entier. Ce livre instructif expose les traits typiques du genre, qui apparaissent de manière récurrente en maints endroits ainsi que la diversité de ce type de poésie selon les nations. Voir également A.B.Lord, The singer of Tales, Cambridge, Mass., 1960).

4 = 2 Pendant la récitation deux hommes peuvent parler de sujets confidentiels, parce que l’attention de tous est entièrement captée par le récitant → (Odyssée, I, 156-327 ; VIII, 83-95 ; XVII, 358).

5 = 3 Les auditeurs sont singulièrement attentifs (« Quiet as in a mosque ») et suivent la marche des événements avec le sentiment d’y participer. Peu à peu une certaine excitation gagne les Messieurs (begs, du turc Bey) sérieux, respectables et posés, assis en silence : leur yeux s’allument, qq uns sourient de-ci de-là (Murko p. 173, 27).

6 = 4 On relève aussi ce trait chez les Slaves du sud ; il n’est pas rare que le voyageur ou le cavalier berce l’ennui d’une longue course en se récitant des poèmes épiques.

7 = 5 Il est significatif que dans l’Odyssée les gens écoutent pour savoir ce qui se passe derrière les murs (Odyssée I,328 ; X,221 ; XVII, 492-506, 541s ; XX,92, 105, 387-389 ; XXIII, 148). Une fois de nouveaux arrivants (XVII, 269-71) entendent et sentent qu’un repas se prépare à l’intérieur.

8 = 6 Ainsi Ulysse rossant Irus pour l’amusement des prétendants.

9 NB. Jean Bérard (Odyssée, Ed.Hachette p. 82) précise que les prétendants n’ont commencé à presser Pénélope de leurs avances que sept ans après la fin de la guerre de Troie. Pendant trois années elle gagne du tps. Pour l’obliger à prendre une décision les prétendants ont décidé (trois mois avant le début de l’Odyssée de venir festoyer aux frais d’Ulysse, dans son manoir. (Odyssée II, 89-105)

10 = 7 Selon l’Odyssée III, 265, Agamemnon aurait engagé un aède pour veiller sur sa femme, quand il partit à la guerre.

11 = 8 Deux raisons justifient cette induction. Le poète épique dépeint des narrateurs et des auditeurs idéaux ; pour lui l’idéal est ce qu’il pratique ! Deuxièmement il restitue les aventures racontées par ses personnages en vers épiques, qui, de ce fait, coïncident avec son propre chant. De fait, la forme est la même dans les deux cas.

12 = 9 La division de l’Iliade et l’Odyssée en 24 chants chacune ne vint que plus tard. ( —NB. C’est probablement l’œuvre des grammairiens d’Alexandrie, vers le II° siècle av. J.C., selon J.Bérard, Hachette p. 33-34)

13 = 10 Odyssée VIII, 87-91 montre que plusieurs pauses interrompent la récitation d’un unique épisode de combat ( voir 75-82). En Iliade, XI, deux pauses, séparées de 80 vers slt. ( 217-218 et 298-299) sont notées dans le texte. Ce qui n’est pas le cas en gal : le chanteur les improvisait.

14 = 11 Interlude au milieu d’une narration voir Odyssée III,201-252 ; XI, 333-384. On rapporte la même chose pour l’épopée slave : « Pdt les pauses, les begs louaient leur chanteur comme le meilleur de la Krajina, admiraient les héros qui laissaient une réputation assez fameuse pour être glorifiée dans une épopée – chose dont les plus grands hommes d’aujourd’hui sont incapables…– Dans les cafés populaires les hommes parlaient des chants et de tout ce qui va avec ». (Murko, n° 173, p. 27s)

15 = 12 Certes parfois le chanteur, affamé, négociait son chant contre de la nourriture, morceaux par morceaux. Ainsi Ulysse (Od. (VII, 213-131) interrompt la narration de ses malheurs (213s.), en faisant remarquer que son ventre affamé ne lui laisse aucun répit, et qu’il doit manger avant de raconter le reste de ses souffrances. (Voir aussi l’allusion en Od XIV, 457 ss.). De telles récriminations sont galt évitées.

16 = 13 Il lui arrive aussi de sauter d’un sujet à l’autre sans transition (μεταβῆναι : cf Od. VIII, 492), sur la demande d’un invité.

17 = 14 Voir les passages cités dans la note 10 ; Même technique pour les conteurs du monde entier ! Le canevas narratif des Mille et une Nuits révèle la même anxiété du conteur arabe, sa crainte de voir faiblir l’intérêt du public. Schéhérazade sauve sa vie nuit après nuit en laissant en suspens la curiosité de son auditeur. De même Le livre du perroquet, turc (NB. Touti-Nameh, conte Persan traduit en Turc) et le Vetalapancavimshtaica indien ménagent des pauses au moment de la plus haute tension.

18 NB. Selon Fraenkel, infra p.246 ss. les Hymnes homériques auraient eu cette fonction.

19 = 15 Ce schéma est particulièrement visible dans l’introduction un peu rapide du récit d’Hélène, au livre IV de l’Odyssée (IV, 235ss). On trouve ailleurs : (a) adresse (Od. IX, 2 et XV, 390 — (b) louange de la situation ( Odyssée IX,3-11 ; XV, 391-400 ; (Voir aussi XI,373s. et 379 avec anaphore comme XV, 392s.) ; (c) un biais pour s’adapter à la situation présente (Od. XIV, 193-195  est introduit brièvement dans le texte ; (d) selon la volonté des dieux : Iliade I,5 ; Odyssée : XII, 190 ; ( Voir aussi Od. XVII,119 ; VIII, 82 ; XIV, 198 ; IX,15 ; VII, 242 ; IX, 38 ; I, 327 ; IV, 236) ; (e) position du thème général : Od IV, 243 ; III, 100 et 103ss. : une périphrase discrète désigne la guerre de Troie : «δήμῳ ἔνι Τρώων, ὅθι πήματα πάσχον Ἀχαιοί» (f) Rétrécissement autour d’un thème spécifique : Od. IV, 242 ; VII, 243 ; XIX, 171 ; Dans le 1° fragment du rhapsode Xénophane, (infra p. 326) l’étape (b) est particulièrement élaborée).

20 = 16 L’expression « encore plus intéressant » (que ce qui précède) signifie par conséquent plus apte à provoquer la compassion Odyssée XI, 381 ; XII, 258). Voir Murko 176, 21 : «  Les larmes venaient bientôt aux yeux des vieux musulmans ; ils pleuraient sur leurs héros ». ( NB. C’est d’ailleurs exactement ce que dit le grec : οἰκτρότερα, Odyssée XI, 381  ; οἴκτιστον, XII, 258 ).

21 S’agit-il du pavillon ou du micro ?

22 = 17 Est-ce par pur accident que les trois débuts successifs correspondent à trois étapes chronologiques successives se lever ; sortir sur le rempart ; regarder dans la vallée), et que l’ouverture du poème avance ainsi dans le temps.

23 = 18 Sans doute le prisonnier fait-il de son mieux pour rallonger tout ce qui interrompt la monotonie de la prison. Dans l’ère de la bylina russe, il existe deux versions du même poème, de la bouche du même chanteur. En 1871 ce simple paysan dicta à Hilferding ( Oneshkija byliny, vol. I, n° 63, zbornik, 59) les actes héroïques de Suchman, sa captivité et sa mort, qu’il avait récité une première fois en 1860 à Rybnikov ( 2d éd. Moscou 1910, vol. 2, n°148). Les variations sont bien plus importantes que celles auxquelles on aurait pu s’attendre. La deuxième version, en tant que tout, est bien moins bonne. Elle abonde en ruptures ; l’insertions d’un épisode qui lui est étranger l’obscurcit ; elle est bcp plus monotone et récitée d’une manière moins vivante. Mais du point de vue des détails elle est bcp plus riche.

24 = 19 Le terme « Rhapsode » signifie « inventeurs de chants » plutôt que « couseurs de chants ». Ceux qui récitaient les épopées devaient avoir hérité ce titre honorable de leurs prédecesserus, les poètes, créateurs des compositions originales d’Homère et d’Hésiode (Hésiode, fr. 265 : « ἐν νεαροῖς (!) ὕμνοις ῥάψαντες ἀοιδήν» Cf. Glotta ,14,3 ; Marx, Rheinisches Museum, 74,399).

25 = 20 Transmettre la tradition et composer à nouveaux frais ( afresh/ anew) étaient deux opérations inséparables pour le chanteur épique. La « Muse » représente ces deux aspects dans leur union indissociable. Pour la même raison les poètes pouvaient croire à la véracité de leurs chants.

26 = 21 L’épopée gagne en extension aussi du fait que des circonstances à l’origine sans rapport avec le héros principal lui sont intégrées. Ainsi l’aventurier itinérant Ulysse se voit inclus dans le cercle des héros troyens alors qu’il n’a rien à voir avec Troie, du moins à l’origine.

27 = 22 Les paroles d’Athéna, Odyssée I, 95, pourraient être ainsi reformulées avec qq emphase « si bien qu’un chant puisse être composé pour chanter aussi les aventures de Télémaque »)

28 = 23 Il n’y a pas de raison d’affirmer que les chanteurs n’avaient en mémoire qu’une partie du conte d’Ulysse, et qu’ils étaient incapables de réciter le conte tout entier en une seule séquence : voilà pour répondre aux théories qui affirment qu’Homère a créé son œuvre, une ou deux épopées, à partir de petites épopées ou de pièces indépendantes et sans rapport entre elles. Notre Odyssée a été précédée d’une autre Odyssée (P.von der Mûhll, RE , Suppl.7,1939,p. 699) ; notre Iliade offre un nouvel arrangement d’épisodes variés du Cycle troyen, à l’intérieur d’un cadre général, mais ce n’est pas le premier du genre,. Selon Schadewaldt, le traitement d’Achille dans notre Iliade s’inspirait fortement du modèle de cette partie du Cycle troyen qui racontait la victoire d’Achille sur Memnon et sa mort (Von Homers Welt und Werk² , 1951 p. 155 ss. (NB. Fraenkel, me semble-t-il, apporte ces autorités comme preuves de l’inventivité des poètes et de la composition d’un schéma général initial, formant un tout construit).

29 = 24 Un exemple évident de ce genre d’addition : l’identification de Polyphème, aveuglé par Ulysse, comme fils de Poséidon, éclaire par le motif d’une vengeance personnelle, les souffrances d’Ulysse sur la mer, et l’acharnement de cet élément sur le héros.

30 = 25 Par exemple : la charmante idylle du séjour d’Ulysse dans la maison d’Eumée  ou la Télémachie, avec ses situations intéressantes. Aucune des deux ne fait avancer l’action de l’Odyssée. Disons ici en marge que la fonction de la Télémachie est d’offrir le modèle édifiant d’un comportement raffiné.

31 = 26. Le seul passage de l’Odyssée où il est question de l’apprentissage se situe en XX, 347s : Phemius se vante d’être autodidacte. Un dieu lui a implanté toute sorte de chants dans l’esprit. Il veut dire par là qu’il ne savait pas seulement répéter des chants appris ( c’est à dire entendus) de la bouche des autres, mais qu’il était capable de « produire par lui-même » (c'est-à-dire de composer) un chant sur n’importe quel sujet souhaité. Le livre I de l’Odyssée (vers 325-327 ; 350-352) en offre une illustration : Phémius y chante un « tout nouveau » chant qui traite des événements de la deuxième décade. De toute évidence s’étaient forgés une théorie dont voici le schéma reconstitué à peu près.

1) La forme artistique du chant épique est création poétique mais le contenu est historique.

2) Le chant épique est la seule forme naturelle de la tradition historique.

3) Toute tradition historique découle finalement de la période à laquelle les événements ont eu lieu.

De ces trois prémisses il s’ensuit que la tradition épique découle finalement des hommes qui ont, les premiers, rendu l’histoire de leur époque en une forme épique. Au temps d’Ulysse il dut y avoir des chanteurs, comme Phémius, qui n’avaient pas appris leur chant d’autres chanteurs, mais fabriquaient les leurs eux-mêmes. C’est cette même théorie que l’on retrouve dans les vers II, 485ss. de l’Iliade. Les Muses (dans ce contexte elles représentent les poètes à l’origine du chant) ont, elles-mêmes, vécu ces événements, et en tant que témoins oculaires (στε, cf. Bruno Snell, Philol. Unters. 29,25) elles en transmettent la connaissance ( κλος = renommée, rumeur) aux hommes qui viennent après. De même, dans l’Odyssée, les Sirènes se vantent de pouvoir chanter tous les événements de la guerre de Troie, et de tout ce qui arrive en gal dans le monde.

32 = 27 La gusle est un instrument de musique à cordes sur lequel le chanteur s’accompagne lui-même, comparable à la Phorminx des Grecs.

33 = 28 «Desire, being enamoured, my heart demands it, my blood yearn for the song. »

34 = 29 Dans une région où il y avait déjà bcp de récitations faites sous forme de lecture, Murko remarque un fait intéressant : « Il y en a aussi qui ne peuvent pas « apprendre » un chant si on le leur lit. Tous sont d’accord pour dire qu’il est plus facile (sept fois plus facile dit l’un d’eux) de retenir un chant qu’on entend réciter qu’un chant qu’on entend lire ».

35 Voir plus bas, page 34 et 45.

36 = 30 Un de mes amis m’a dit un jour que pendant la première guerre mondiale les soldats croates, immobiles à leur poste, faisaient passer l’anxiété les longues heures d’attente, en récitant des chants épiques.

37 NB. Station thermale célèbre en Slovénie.

38 = 31 Odyssée XXIII,133 ; Iliade XXIV,720 ; Od. III, 265 ss. Voir la remarque de Télémaque Od. XIX,27

39 = 32 Il n’est pas facile pour nous d’imaginer les processus spécifiques par lesquels les textes se sont fixés. Nous ne pouvons pas ici nous appuyer sur une comparaison avec l’écriture des chants des Slaves du sud, parce ils ne furent écrits pour la premières fois que sous l’influence étrangère de l’Europe de l’Ouest.

40 = 33 Une comparaison avec la transmission des Niebelungen fait comprendre pleinement la différence. Les vieux manuscrits des Niebelungen diffèrent entre eux par des centaines de strophes, parce que chacun d’entre eux représente la version personnelle de l’auteur qui l’a écrit. Pour l’Iliade et l’Odyssée, au contraire, une seule version a été transmise. Les passages incertains sont nombreux, mais se limitent à un vers, une phrases ou une courte série de vers. L’adjonction de vers formulaires est manifestement plus fréquente que les suppressions et les coupes

41 = 34 Il y avait encore une troisième forme d’ouverture, quand un hymne à Apollon et aux Muses précédaient la narration épique. (Voir infra p. 246)

42 = 35 Odyssée, I, 29-47. Voir particulièrement « maintenant — νῦν δ — » au vers 43 ( le maintenant du vers 35 n’est pas à proprement parler en corrélation avec lui). Le compromis est évident dans la récapitulation inappropriée des vers 29-30 et 35-43.

43 = 36 Dans ce cas, des modifications plus importantes s’imposaient naturellement. Mais les chanteurs qui s’aidaient du texte écrit étaient encore capables, au début, d’improviser les adaptations nécessaires. Dans l’Odyssée , après le vers I,93 un manuscrit ancien comporte deux vers additionnels, selon lesquels Télémaque était encore en route vers la Crète, pour rendre visite à Idoménée. Ceci implique un développement considérable de la Télémachie.

44 = 37 On peut montrer que notre Odyssée offre différentes amorces préparatoires au meurtre des prétendants, qui sont des alternatives prévues pour différentes version du meurtre.

45 NB. Comment le sait-on ?

46 = 38 On ne peut déterminer cette transformation avec précision. On la situe entre le 8° et le 7° siècles.

47 = 39 Certes les sections particulières se déroulaient sur la toile de fond de l’histoire toute entière, mais cet arrière plan ne se manifestait qu’en ses grandes lignes. Bien sûr les savants modernes peuvent mettre en relation des vers qui appartenaient à des parties très distinctes de l’histoire, mais le public les saisissait dans le contexte immédiat de l’épopée récitée.

48 = 40 On ne peut se fier aux données concernant la contribution d’« Homère » aux deux épopées, mais elles nous aident souvent à comprendre les œuvres que nous avons en main.

49 = 1 p. 26 Ulysse examine l’île du Cyclope avec l’œil d’un homme habitué à estimer les possibilités commerciales d’une nouvelle région.

50 = 2 p. 26 La culture grecque fut capable de se maintenir sur les côtes de l’Asie mineure pendant trois millénaires, jusqu’à la terrible catastrophe de 1922 qui y mit abruptement fin.

51 = 3 p. 27 Cf Zschietzschmann, arch. Jachbuch, 1931, 45. Dans l’ Attique les effets ne furent visibles que plus tard, et se manifestèrent d’un seul coup entre 570 et 560, c'est-à-dire au moment on réorganisa les Panathénées (566) et où on y introduisit la récitation de récits Homériques.

52 = 4 Le vers I, 88 de l’Iliade avec ses deux contractions revêt une forme plus moderne que le vers XVI, 89 de l’ Odyssée.

53 =5 Par exemple : « Antidoron ». Voir Festschrift für J.Wackernagel (1924), 274ss. L’hypothèse de faux sens productif est émise et exploitée avec profit par Manu Leumann, Homerische Wörter, Basel 1950.

54 = 6 Odyssée XVII, 98 « οἱ δ᾽ ἐπ᾽ ὀνείαθ᾽ ἑτοῖμα προκείμενα χεῖρας ἴαλλον, // αὐτὰρ ἐπεὶ πόσιος καὶ ἐδητύος ἐξ ἔρον ἕντο, » Les convives sont Télémaque et son hôte (le divin Théoclymène) ; la scène se passe à Itaque, en présence de Pénélope.

55 NB. Traduction faite à partir de l’édition Allemande. La traduction anglaise de ἐξ ἔρον ἕντο (« set aside », p. 28) ne semble pas prendre en compte les distinctions que fait Fraenkel dans les notes suivantes.

56 = 7 De la même manière la nourriture n’est pas nommée directement mais par la périphrase du mot « plaisirs » ; puis par boisson et nourriture, qui sont ( dans leur forme grecque) des noms d’action et désignent le boire et le manger. Sur l’emploi du mot choisi et poétique « ποτῆτος » voir J. Wackernagel Kleine. Schriften. P. 1137.

57 = 8 Dans le second vers ( le vers Od. XVII, 99), qui revient vingt fois dans l’Iliade et l’Odyssée. L’expression « ἐξ ἔρον ἕντο » ne veut pas dire « chasser » ou « écarter ». Cette traduction soulève des objections parce qu’elle n’ignore pas simplement les plaisirs et la joie du festin mais les nie ! Quand les héros s’asseyaient pour festoyer ce n’était pas seulement pour « se débarrasser » des sensations désagréables. La formule signifie plutôt : « ils laissaient sortir leur désir » ; « il donnaient libre cours à leur désir » ce qui est un plaisir positif qui contraste avec cet effort déplaisant : « ils refoulaient cela dans leur cœur » que nous montrent les vers par ex. le vers 105 du livre XI de l’ Odyssée. Les vers de l’ Od. XI, 105 « αἴ κ᾽ ἐθέλῃς σὸν θυμὸν ἐρυκακέειν καὶ ἑταίρων » → Mais, malgré sa colère, vous pourriez encore, au prix d'épreuves, arriver chez vous, si tu veux contenir ton coeur et celui de tes compagnons ; Tirésias à Ulysse ; Trad. Médéric Dufour, in Hodoi Elektonikai ). « θυμν désigne ici la faim dévorante ; De même un effort déplaisant  dans ce passage de l’Iliade IV, 430 « ἔχοντ᾽ ἐν στήθεσιν αὐδήν (« χοντ’ = retenant)  → « Aux siens commandait chaque chef; les soldats suivaient, muets, (et vous n'auriez pas dit qu'il y eût là des troupes si nombreuses d'hommes ayant la parole en leur poitrine), dans un silence craintif devant leurs chefs ; Trad. E. Lassère in Hodoi Electronikai). Ces deux emplois précédents, Od. XI, 105 et Iliade IV, 430, s’opposent à Iliade III, 221 «ἀλλ’ ὅτε δὴ ὅπα τε μεγάλην ἐκ στήθεος εἴη». → « Mais quand il (Ulysse) lançait, du fond de sa poitrine, sa grande voix » (Hodoi). « Laisser libre cours à sa colère » dans notre langue ( Allemand) offre une bonne analogie. Le sens de « ξ ρον εναι » dans l’ Iliade au vers XIII, 638 est simple : 636- 638 « Πάντων μὲν κόρος ἐστὶ καὶ ὕπνου καὶ φιλότητος //μολπῆς τε γλυκερῆς καὶ ἀμύμονος ὀρχηθμοῖο, //τῶν πέρ τις καὶ μᾶλλον ἐέλδεται ἐξ ἔρον εἷναι // ἢ πολέμου· ».→ « On se lasse de tout, du sommeil, de l'amour, des douces mélodies et des danses parfaites, dont on souhaite, pourtant, satisfaire le désir brûlant plus que celui de la guerre ; mais les Troyens, c'est de combats qu'ils sont insatiables! » (trad. Hodoi). Le sens serait absurde si le souhait initial était de devenir libre de tout désir pressant ( urge / Drang) parce que dans ce cas il serait inutile de noter qu’au bout d’un certain temps on est délivré de ce désir urgent et qu’on en a assez. [NB. Frânkel traduit « Dem Drang frönen » s’abandonner à l’urgence du désir / la version anglaise donne fidèlement «  to indulge urge » ].

58 = 9 Une (seule) fois le poète joue avec la formule épique. Iliade I, 229 Achille dit à Agamemnon qu’il n’est pas un guerrier et ajoute : « 229 ἦ πολὺ λώϊόν ἐστι κατὰ στρατὸν εὐρὺν Ἀχαιῶν // 230 δῶρ᾿ ἀποαιρεῖσθαι ὅς τις σέθεν ἀντίον εἴπῃ » → «  Sans doute, il est plus profitable, dans le vaste camp Achéen, 1,230 d'arracher sa récompense à qui te contredit » (Hodoi) C’est comme une parodie de la description typique du héros, qui fait les cent pas devant les lignes ennemies (et non comme Agamemnon ici, qui marche devant les Achéens) en vue d’ arracher la vie (« θυμὸν ἀφαιρεῖσθαι »), sous les regards de l’armée des Achéens, (« κατὰ στρατὸν εὐρὺν Ἀχαιῶν » ) à celui qui s’avancerait à sa rencontre.

Voir Pour l’expression « κατὰ στρατὸν εὐρὺν Ἀχαιῶν »

Iliade I, 484 « αὐτὰρ ἐπεί ῥ᾿ ἵκοντο κατὰ στρατὸν εὐρὺν Ἀχαιῶν », → Et quand Ils furent arrivés vers le vaste camp achéen, ils tirèrent à terre le noir bateau,

Iliade II, 439 « 439 ἡμεῖς δ᾽ ἀθρόοι ὧδε κατὰ στρατὸν εὐρὺν Ἀχαιῶν 440 ἴομεν … » → Et nous, groupés ainsi, à travers la vaste armée des Achéens, allons, pour éveiller plus vite le mordant Arès

Iliade XIX, « 196 Ταλθύβιος δέ μοι ὦκα κατὰ στρατὸν εὐρὺν Ἀχαιῶν »  → (196-197) et que Talthybios, vite, dans la vaste armée achéenne, prépare un verrat, pour le sacrifier à Zeus et au Soleil. »

Voir pour l’expression « θυμὸν ἀφαιρεῖσθαι »

Iliade, XX, 436 « αἴ κέ σε χειρότερός περ ἐὼν ἀπὸ θυμὸν ἕλωμαι // δουρὶ βαλών, → « Mais il repose sur les genoux des dieux de décider si, quoique inférieur, je t'arracherai la vie d'un coup de ma lance »

Voir pour l’expression « ὅςτις τοῦ ἀντίον ἔλθῃ »

Iliade, V, 301 et Iliade XVII, 8 : Ménélas protège le corps de Patrocle « τὸν κτάμεναι μεμαὼς ὅς τις τοῦ γ᾽ ἀντίος ἔλθοι. » → « Ainsi autour de Patrocle tournait le blond Ménélas. Il le couvrait de sa lance et de son bouclier bien équilibré, prêt à tuer quiconque viendrait l'affronter. »

59 = 10 Cf. Frühgriech. Denken p. 100-156

60 = 11 Les Grecs prononcent et entendent distinctement longues et brèves. Quand nous scandons les vers grecs nous avons l’habitude d’accentuer les longues, ce qui fausse la nature du vers.

61 = 12 L’hexamètre est constitué d’une suite de six mesures (mètres ou pieds). Chaque mesure est soit un dactyle ( │ ˉ ˘ ˘│ i.e. longue, brève, brève) soit un spondée (│ˉ ˉ│ longue, longue ). Le sixième pied est tjs de deux syllabes : soit spondée (│ ˉ ˉ│) soit trochée (│ˉ ˘│)

Dactylos : est le nom grec du doigt ; cette mesure ressemble, dit-on, à la succession des phalanges (une longue et deux plus courtes)

62 = 13 Par « Sprechmelodie » (La mélodie vocale) nous désignons le système des modulations en rapport avec l’accent tonique , le volume, le timbre, le tempo etc.

63 = 14 Le problème se présente dans tous les vers de forme discursive (Sprechverse). Le trimètre grec était régulé d’une manière comparable à celle que nous allons exposer pour l’hexamètre.

64 = 15 Une troisième possibilité serait que les divisions liées au sens soient tjs placées à l’intersection entre deux vers. C’est fréquemment le cas dans l’épopée Sud-Slave et dans l’épopée folklorique grecque moderne. C’est une technique primitive et non satisfaisante. La séquence devient une ritournelle monotone et l’expression verbale doit souvent être amplifiée pour atteindre la fin du vers et le remplir. L’épopée Sud-Slave est en décasyllabes, probablement pour cette raison.

65 = 16 Nous désignons les trois césures par A, B et C et les points où elles sont admises par A1 : A2 ; B2, etc. Ce qui donne l’ensemble des possibilités suivantes :


123456ˉ//˘//˘//ˉ//˘˘ˉ//˘//˘ˉ//˘˘//ˉ˘˘ˉ˘

ˉ12341212ABC

66 = 17 Deux exceptions sont régulièrement prévues :

a) Des mots longs et de grande importance peuvent supprimer la césure, qui doit tomber à la fin du mot, et la déplacer dans le vers au-delà de ce que permettent les règles. Cela peut toucher les trois césures. On notera ces césures postposées A ! - B ! - C !

— Un exemple d’une césure A ! : Iliade I,356 « 355 Voici ce qui en est : l’Atride, le puissant prince Agamemenon // 356 m’-a-outragé A! il m’a pris et a conservé pour lui ma captive de guerre. « M’a-outragé » ne forme en grec qu’un seul mot (ἠτίμησεν). Son poids est ici des plus importants parce que toute l’action de l’Iliade découle de l’affront fait à Achille.

— Un exemple d’une césure C ! : Iliade I, 1 « Chante, Muse, la colère du fils-de-Pélée C!, Achille ». Péléide ne fait qu’un seul mot en Grec.

Dans des cas semblables, l’harmonie de l’articulation est troublée, mais c’est au profit du sens. Le vers cède à la pression du contenu.

b) Une deuxième exception régulièrement admise, mais moins fréquente, consiste à remplir deux cola avec un seul mot ( NB. le grec épique abonde en mot composés, très longs), si bien que le vers a trois cola au lieu de quatre. Ainsi par exemple la Césure B est enjambée (‘Bx’)  dans le vers « Nourrisson-des-dieux / fils-de-Laerte / ingénieux Ulysse » (A4 ; Bx ; C1)

67 = 18 Les variations de la place des césures offrent 16 schémas possibles. La possibilité d’introduire des césures postposées (A !; B !; C ! ) augmente encore ce nombre. La force relative ou absolue de la coupe peut aussi varier à volonté selon les passages.

68 = 19 Voici un essai de restitution du rythme original. (NB. J’ai recopié la traduction versifiée et rythmée de Fraenkel, la version anglaise et ajouté les vers grec en y adaptant les coupes proposées pr Fraenkel). La barre verticale () sépare les mètres ; les deux obliques (//) indiquent les césures.

Rappels : une finale vocalique longue en hiatus au temps faible s’abrège devant une initiale vocalique. ( ex. v. 29 ἐγὼ οὐ) ) ; exception apparente quand le deuxièpme mot comportait à époque ancienne un digamma (ex.vers 30 ἐνὶ οἴκῳ < ἐνι Ϝοίκῳ ).

une finale vocalique en hiatus longue au temps fort reste longue (ex vers 30 ρῳ ἐνὶ)

Contexte : Agamemnon invective Chrysès et refuse de lui rendre sa fille.

26 │« Μή σε, γέ ρον//, κοί λῃσιν // ἐ γὼ // παρὰ νηυσὶ κι χείω (A4 B2 C1)

26 Nimm dich in Acht//, du Alter// : ich will,// dass du hier bei den Schiffern (A4 B2 C1)

26 Look to thyself, // old man // : I will // that you bisdest no longer

27 νῦν│// δηθύ νοντ᾿// ὕστερον // αὖτις όντα, (A3 ; B1 ; C2)

27 nicht jetz// länger verweilst // oder späterhin// noch einmal Kämest (A3 ; B1 ; C2)

27 Tarrying// here by the ships// nor venturest// hither hereafter.

28 μή νύ τοι // οὐ χραίσ μῃ //σκῆπ τρον // καὶ στέμμα θε οῖο· ( A3 B1 C1 )

28 Anderfalls // nützen dir nichts // der Stab// und die Binde des Gottes. ( A3 B1 C1 )

28 Else shall thee // nothing avail // thy staff// and the band of Apollo

29 τὴν δ᾿ ἐγὼ│//οὐ λύ σω·// πρίνμιν //καὶ γῆρας πεισιν (A3 B1 C1 )

29 Sie jedoch// geb’ich nicht frei :// vielmehr// soll im Dienste sie altern (A3 B1 C1 )

29 her will I never set free// ; but old// shall she grow in my service

30 ἡμετέρῳ// ἐνὶ οἴκῳ // ἐν Ἄργεϊ, // τηλόθι πάτρης, ( A4 B2 C2 )

30 drüben bei mir // im Palaste// vonArgos//, fern von der Heimat ( A4 B2 C2 )

30 Under my roof, // in my palace// of Argos, far from her homeland.

31 ἱστὸν// ἐποιχομένην// καὶ μὸν// λέχος ἀντιόωσαν· ( A2 B1 C1 )

31 Webend // tagaus und tagein//und für mich // unser lager bereitend ( A2 B1 C1 )

31 Weaving// day in and day out,// and my bed // shall she deck for the nighttime

32 ἀλλ᾿ ἴθι│//, μή μ᾿ ἐρέ θιζε,// σαώτερος│// ὥς κε νέηαι ( A3 B2 C2 )

32 Geh doch schon,// reiz mir nicht länger ;// du möchtest doch// heil von mir scheiden

32 Go you then// vex me no longer :// so mayst thou yet // go from me scatheless.

Traduction de Médéric Dufour, ex Hodoi « Mais l'Atride Agamemnon en eut du déplaisir au coeur. Méchamment, il renvoya Chrysès, sur cet ordre rude : I, 26 « Ne te trouve pas devant moi, vieillard, près de nos vaisseaux creux, ni aujourd'hui, en t'y attardant, ni plus tard; en revenant ici ! Ou crains que te soient inutiles le sceptre et les bandelettes du dieu. Ta fille, je ne la délivrerai pas, la vieillesse l'atteindra plutôt, I, 30 dans notre maison, en Argolide, loin de sa patrie, tissant la toile et venant dans mon lit. Va-t'en, ne m'irrite pas, si tu veux partir sans plus de dommage.»

69 =20p. 32 Voir le schéma des césures, et la note sur les césures postposées ( = Fraenkel n.16 et 18)

70 Traductions reprises de Médéric Dufour, Hodoi ad loc.

71 = 21 Les vers se correspondent parfois de manière significative, par le parallélisme de leurs articulations internes ou de leurs sonorités, parfois à une grande distance l’un de l’autre ( Par ex. Iliade I, 13 et 95) . Ou encore, dans une série de vers, la structure se disloque. Par exemple en Iliade I, 52, la césure A1 produit un grand effet.

72 Le nominatif Ζεύς se rencontre souvent au début ou à la fin du vers.

73 =21 Ainsi par exemple la formule qui clôt un discours est adaptée aux quatre positions de la césure A. Voyons :

A1 ἦ ; A2 ἦ ῥα ou ὥς φάτ’ devant voyelle ; A3 ὥς φάτο  ou ὥς ἐφάτ’ ; A4 ὥς ἄρ ἔφη.

74 =24 La couleur des cheveux par exemple correspond à des types. Toutes les femmes sont blondes (comme sur les vases peints). De même les jeunes gens cô Achille et Apollon et le beau Ménélas («le blond  Ménélas »). Les hommes faits Ulysse et Zeus ont les cheveux noirs.( Cela réduit à néant les considérations sur les origines raciales des personnages de l’épopée ; voir Deutsche Literaturzeitung, 1924, 2369)

75 = 25 Une autre épithète de qualité désigne les bateaux : « les bateaux creux » : elle souligne leur fonction, qui est de recevoir et contenir hommes et marchandises.

76 = 26 De là cette remarquable contradiction : alors qu’Achille tue Hector avec une lance à la pointe de bronze, son ennemi mourant lui reproche d’être « un homme au coeur de fer » ( XXII, 328, 557). Dans l’utilisation symbolique du métal la loi de l’archaïsme n’est pas en vigueur !

77 = 27 Même dans Iliade IV, 51-56. L’annonce de la chute future de Mycènes s’inscrit dans le cadre chronologique de l’Iliade. En réalité Mycènes tomba au début du XII° siècle. (C’est p-ê différent en Iliade XX, 302-308)

78 NB. J’ai copié la traduction de M. Dufour (ex Hodoi elektronikai) plutôt que le résumé presque aussi long de Fraenkel) J’ai modifié « supérieurs » en « meilleurs » pour correspondre avec le texte de Fr.

79 =29 ἔκπαγλος ( vers 268) : n’a pas le sens actif de « qui provoque la terreur » , mais plutôt le sens passif de « hors d’eux-mêmes, dans leur folie furieuse » NB. dans ce vers il s’agit de l’adverbe. ἐκπάγλως.

80 NB. Résumé de Fr. et non plus citation

81 = 30 Diomède énonce lui-même ce principe (Iliade XI, 388-392). Diomède frappé par la flèche de Pâris lui répond en ces termes : « Maintenant, pour m'avoir égratigné la plante du pied, tu te vantes ainsi ! Je m'en moque, comme de la blessure faite par une femme, ou par un enfant sans raison. Trait émoussé que le trait de l'homme sans vaillance, de l'homme de rien. Tout autre est le mien : pour peu qu'il touche, c'est un trait aigu, qui laisse son homme sans vie ». (Trad. H. El.)

82NB. « Et ses armes sonnèrent sur lui », disent en gal les traductions françaises.

83 NB. J’ai copié pour ces quatre exemples l’épisode entier et non les citations de Fraenkel. (ed. Hodoi elektronikai). Ils illustrent aussi très bien l’immédiateté de la mort, soulignée plus haut par Fraenkel.

84 = 31 Tout au plus les nomme-t-il « fous » ; mais cette folie est une caractéristique objective du héros, parce qu’elle s’identifie avec l’échec de son action. ( cf. Iliade XII, 113)

85 NB. Le vieillard pleure-t-il Ulysse ou son fils dont il ne connaît pas encore le sort ? « τρεῖς δέ οἱ ἄλλοι ἔσαν, καὶ ὁ μὲν μνηστῆρσιν ὁμίλει, // Εὐρύνομος, δύο δ᾽ αἰὲν ἔχον πατρώια ἔργα. // ἀλλ᾽ οὐδ᾽ ὣς τοῦ λήθετ᾽ ὀδυρόμενος καὶ ἀχεύων » V.Bérard, Ph. Jacottet optent nettement pour le fils. Toutefois dans les vers qui suivent il est évident qu’ Égyptius reste fidèle à Ulysse.

86 NB. Iliade III, 33-37 « Comme un homme qui voit un serpent bondit en arrière et s'écarte, dans les vallons de la montagne; un tremblement saisit ses membres; il s'en retourne, et la pâleur s'empare de ses joues; ainsi se replongea dans la foule des Troyens superbes, par crainte du fils d'Atrée, Alexandre semblable à un dieu. »

87 =32, p.39 Le bouclier d’Heraclès (voir infra ch III, c), récit épique attribué à Hésiode, pousse bcp plus loin le symbolisme des armes. Les boucliers étaient réellement ornés de symboles de cette sorte. Les dagues mycéniennes sont gravées de lions combattant ou de bêtes de proie tombant sur leur victime ; ces descriptions sont semblables aux comparaisons homériques. Dans un passage de l’Odyssée XIX, 226-231, l’agrafe du manteau d’Ulysse représente un chien tenant un faon à la gorge. (« c'était un beau travail, on voyait un chien qui entre ses pattes de devant tenait un faon tacheté, et le serrait palpitant. Tous étaient dans l'admiration : car les deux bêtes étaient en or, l'une tenant le faon qu'elle étranglait, et l'autre pour s'enfuir battant l'air de ses pieds ».) (Voir également Ovide Métamorphoses , VIII, 318 : « mordebat fibula vestem »). En paroles comme en peinture, les Grecs représentaient la fonction de manière symbolique.

88 =33 De ce point de vue Thucydide offre un bon parallèle.

89 = 34 Comparez la délicate caractérisation d’Ulysse dans le discours d’Anténor à Hélène en Iliade III, 210-223 avec la grossière caricature qu’offre la narration en Iliade II, 212-223. (NB. Les références ne doivent pas correspondre : Iliade II, 212-223 est un discours, de Thersite à Agamemnon ; Ulysse répond par un autre discours, puis rosse Thersite à la fin de l’épisode.)

Dans le troisième livre de l’Iliade (III, 60-66), [— NB. J’ajoute le texte « Hector, puisque tes reproches sont justes et non injustes (ton coeur, à toi, est toujours inflexible comme une hache qui pénètre dans le bois, maniée par un homme habile à tailler une coque, et qui aide l'élan de son bras ainsi dans ta poitrine l'esprit reste sans peur), ne me reproche pas les dons aimables d'Aphrodite d'or. Ils ne sont pas à rejeter, les glorieux présents des dieux, tous ceux qu'ils nous donnent seuls, et que, de lui-même, nul ne saurait prendre. Maintenant, si tu veux que je lutte et combatte … Trad. H.El »] : Pâris dit en substance à Hector ‘Toi, tu as du coeur et moi j’ai du charme. Ce sont deux dons accordés par les dieux. Je n’ai pas recherché ce don, mais je ne peux m’en défaire’. (Néanmoins, si tu le veux, je vais essayer d’être un guerrier comme toi 67s.) Le courage énergique d’Hector est décrit plus précisément par le biais de la comparaison entre le « cœur » d’Hector et la hache du charpentier. Par opposition à une nature comme celle de Pâris, qui, après le premier effort, abandonne au premier coup dur, Hector est un « esprit sans peur  (« 63- ἀτάρβητος νόος ·») son cœur ne dévie pas (« 60- κραδίηἀτειρὴς – cœur inflexible »). Son « cœur » est vu comme un outil dont Hector se sert, à sa volonté, et avec habileté, comme le charpentier de sa hache. La dureté, l’habileté la force (du cœur aussi bien que de la hache) ne se contentent pas de dégrossir le bois elle le façonnent avec adresse, habileté, finesse, et mettent en valeur la fougue / vigueur de l’homme.

90 = 35 Les traits individuels fournissent souvent une transition entre narration et comparaison et vice versa. Par ex. « tout aussi rapidement… » cela ne signifie pas que la comparaison va porter exclusivement, ni même essentiellement, sur ce point précis (la rapidité). Voir Ed. Fraenkel, Die homerische Gleischnisse, 1921, p. 3ss.

91=37 La comparaison pousse l’action jusqu’au moment de la retraite du lion. La comparaison dépasse donc de loin la narration. Par conséquent la transition qui assure le retour à la narration est assez abrupte.

92= « λαός» le peuple mais aussi l’armée

93 38 « αἰπύς » signifie : escarpé, abrupt, raide ; « αἰπύς ὄλεθρον » signifie (« steil aufragend ») « qui s’élance tout droit vers le ciel » L’expression ne compare pas la mort à une chute brutale du haut d’une falaise, mais suggère que mourir revient à se précipiter en courant sur un mur !

94 =39 L’image du souffle populaire (Popularis aura, Horace Odes, 3,2,30 ) a traversé toute l’antiquité. Voir JM Linforth, Solon the Athenian (Berkeley, 1919) p. 215.

95 = 1 p. 45 Je ne puis juger de la manière dont les écrits du 2° millénaire av. J.C., provenant de Mésopotamie, d’Egypte, du pays des Hittites, peuvent éclairer le monde grec. Mais depuis 1953, grâce aux découvertes de Michael Ventris, un grand nombre de tablettes d’argile ( du XV° au XI° siècle) ont été lues et comprises. Elles proviennent des sites de culture « Crético-mycénienne ». Ce sont les plus anciens écrits en langue grecque. Un grand travail a été fait et se poursuit. Pourtant certains ne sont tjs pas convaincus qu’il s’agissait là de grec. Il s’agit pour l’essentiel de listes d’objets matériels, contrats et autres pièces administratives.

96 = 2 p.45 Selon Karo, RE suppl. 6, 584 ss.

97 Finley (Le monde d’Ulysse ) penche plutôt pour l’époque archaïque du X° et IX ° siècles, avant la « Grèce des cités ».

98 Histoire grecque, Claude Orieux et Pauline Schmidt-Pantel, éd. Puf, collection premier cycle. P. 45-46

« Que Troie existe et que les Grecs se soient un jour embarqués pour la conquérir ne faisaient pas l'ombre d'un doute pour l'archéologue allemand Schliemann, le découvreur de Mycènes. Sur le site d'Hissarlik, à 5 km du détroit des Dardanelles en Asie Mineure, il fouilla à partir de 1870 un habitat dont les couches archéologiques les plus anciennes remontaient à 3 000 ans avant J.-C., baptisa la septième strate la Troie Vlla et décida qu'elle corres­pondait à la ville détruite dans le récit homérique. Ainsi l'archéologie authentifiait Homère. Il faut pourtant renoncer à une reconstruction aussi tentante. Rien ne relie la Troie Vlla à la Grèce mycénienne et l'existence de Troie ou de la guerre de Troie n'est mentionnée dans aucun document contemporain (texte hittite par exemple). Il y a bien sûr coïncidence entre les noms de lieux cités dans l'Iliade et ceux de la civilisation mycénienne. Mais c'est tout. Le monde décrit par les poèmes ne ressemble pas au monde mycénien tel que nous l'avons décrit grâce à l'archéologie et aux tablettes en linéaire B. Homère ne le connaissait pas et si son épopée a un lien avec ce monde, c'est par la transmission de générations d'aèdes transformant les événements insignifiants du passé et leurs acteurs en hauts faits de gloire et en héros, comme l'escarmouche subie par l'arrière de l'armée de Charlemagne à Roncevaux en 778 après J.-C. est devenue l'exploit inou­bliable de la Chanson de Roland au XIIe siècle. Oublions Mycènes. L’Iliade et l'Odyssée dépeindraient-elles les mondes des VIIIe et VIIe siècles, époques de leur mise par écrit et des débuts des cités ? Sur ce point les arguments s'affrontent. M. I. Finley (Le monde d'Ulysse) remarque l'absence d'allusions dans les poèmes à l'Ionie, à l'écriture, aux armes de fer, à la colonisation, autant de caractéristiques des VIIIe et VIIe siècles, et rejette une telle interpréta­tion. Pour lui les poèmes donneraient une description plus proche de la situation historique des Xe et IXe siècles, de la fin des « siècles obscurs». C. Mossé (Le monde archaïque) rassemble tous les traits prou­vant l'existence de communautés et montre que l'Odyssée en particu­lier suppose l'existence de formes d'organisations politiques qui res­semblent fort à ce que seront les cités. Le type de pouvoir dominant, qui est dans les poèmes celui des rois, serait aussi celui de maintes cités à la fin du VIIIe siècle. De plus aujourd'hui tout le monde s'accorde pour souligner que l'épopée n'a pas pour fonction première de trans­crire des faits historiques de quelque nature qu'ils soient et que le monde qu'elle crée tire une de ses originalités de la combinaison d'élé­ments appartenant à des époques fort différentes. Le monde d'Ulysse est aussi celui de la création poétique et celui de sociétés s'inventant un passé et se donnant un système de valeurs au moment où leur histoire l'exige ».

99 Contesté. Voir Histoire grecque, Claude Orieux et Pauline Schmidt-Pantel,p. 36 : « L’archéologie ne peut qu’infirmer l’hypothèse des invasions » ; les auteurs penchent pour « un déclin général progressif ».

100 = 3 p. 46 Cette filiation n’est pas encore établie précise Fraenkel NB. les auteurs de l’ Histoire grecque signalent l’arrivée de Mycéniens en Crète vers 1450 mais ne confirment pas l’hypothèse rapportée par Fraenkel. Ils parlent plutôt d’un développement parallèle. 

101 = 4 Voir Karo, RE, suppl. 6,601s.

102 = 5 Troie VII, selon Blegen, Américan Journal of Archeology,39 ( 1935), 550s ; 43 (1939), 204s. Investigatin et discussions sontencore encours. Pour un compte rendu Voir Blegen in AJA ; Wace and F.H.Stubbings A companion to Homer (Londres et New York, 1962), p. 362-386. Pour les éléments historiques dans l’Iliade D.L. Page, History and the homeric Iliad (Berkeley and Los Angeles, 1959)

103 = 6 M.P. Nilson, Homer and Mycenae (Londres, 1933) p. 249 et J.A. Casquey, Américan Journal of Archeology 52, (1948), 121 s.

104 = 7 On pourrait s’attendre par ex. à de la jalousie et des intrigues politiques entre les prétendants, d’autant plus que les uns sont d’Ithaque et que d’autres viennent de plus loin. ( NB. Finley émet l’hypothèse que le royaume d’Ulysse s’étend aussi sur le continent ; Le Monde d’Ulysse référence ? ) pourtant ils sont d’accord, comme de parfaits partenaires commerciaux ! Les conflits sont plus vifs et plus nombreux devant Troie entre les alliés qu’entre les prétendants à Ithaque ! Télémaque rejette l’idée de vouloir le pouvoir pour lui (ce qu’il est en droit de faire). Il convoque une assemblée et le peuple pense qu’on va parler des affaires publiques. Mais Télémaque explique qu’il souhaite parler de ses soucis privés (Odyssée, II, 30-45). Le poète décrit en détail la position favorable du peuple envers les affaires de la maison royale, mais il ne suggère aucune tentative d’intervention (si ce n’est dans le médiocre final du passage, Od. XXIV, 413ss) (NB. Finley explique dans Le Monde d’Ulysse que la transmission du pouvoir ne va pas de soi et n’est pas un droit. (Voir p. ). Il explique aussi que l’assemblé ne pas d’autre rôle que consultatif.)

105 = 8 P. Nilsson in Einleitung in die Altertumwissenschaft, II, 3e éd. (Leipzig, 1922) p. 279.

106 = 9 On a fait un tel abus des prétendus mythes solaires ou stellaires que cette sorte d’explication a été tenue pour suspecte et rejetée. Il serait temps mt de lever cet interdit. (— NB. voir Emile MIREAUX, Les poèmes homériques et l'histoire grecque. 1. Homère de Chios et les routes de l'étain. 2. L'Iliade, l'Odyssée et les rivalités coloniales.)

107 =10 Cela ne correspond pas à la réalité ; Mais les Grecs de l’Est, les Grecs d’Ionie, ne connaissaient pas bien l’ouest de la Grèce. La topographie de l’île (Ithaque) ne correspond pas non plus à la réalité. NB. Odyssée, IX, 25. Ulysse parle : « J'habite Ithaque, qui s'aperçoit de loin; un mont s'y dresse, le Nériton, dont le vent agite les feuillages et dont la cime se découvre au large; tout autour sont situées des îles très proches entre elles, Doulichion, Samé, Zacynthe couverte de forêts. Elle-même est basse et la plus reculée dans la mer vers les ténèbres du couchant; les autres sont à l'écart du côté de l'aurore et du soleil. L'île est rocheuse, mais c'est une bonne nourrice de jeunes hommes » Traduction Médéric Dufour, Ed. Hodoi Helectronikai. Il me semble qu’Ulysse situe son île par rapport aux autres îles de son royaume.

108 = 11 Dans l’Odyssée ce n’est pas contre le héros qu’Hélios est en colère, mais contre les autres marins d’Ithaque, qui ont dévoré son troupeau, au même titre qu’Ulysse est furieux contre les prétendants (qui étaient tous à l’origine des hommes d’Ithaque) qui massacrent ses bêtes. Les scènes fantastiques (XII, 394-396 et XX, 345ss. ) sont très comparables. Cela nous emmènerait trop loin.

(NB. (Odyssée, XII, 394-396 « Et les dieux aussitôt firent paraître à leurs yeux des prodiges : les cuirs des bêtes marchaient; les viandes meuglaient autour des broches, viandes cuites aussi bien que crues; on eût dit la voix des boeufs mêmes ».

Odyssée, XX, 345ss. « Ainsi dit Télémaque. A ce moment, Pallas Athéné, égarant leur esprit, secoua les prétendants d'un rire inextinguible. Ils riaient comme avec des mâchoires d'emprunt; ils dévoraient des chairs d'où le sang dégouttait; leurs yeux se remplissaient de larmes : le coeur triste, ils voulaient sangloter ».)

109 = 12 Il y a peu d’exceptions, si ce n’est le difficile passage des Lestrygons (Odyssée X, 82ss.) D’un autre côté, l’histoire des Argonautes, aussi fantaisiste soit-elle dans les détails, est censée donner un compte rendu de voyage clair et net.

110 NB. Od. XII, 41. Traduction Philippe Jaccottet.

111 = 13 D’autres écrits et traditions picturales présentent les Sirènes comme des femmes-oiseaux, parce que les Grecs associaient les chants des femmes aux chants des oiseaux. L’Odyssée supprime ce trait primitif.

112 NB. Ce n’est sans doute pas sans raison que le poète rappelle au vers 1 du livre V — le livre de Calypso justement —que « l’aurore quitte le lit du glorieux Tithon », dont on connaît le sort ! L’aurore lui a obtenu l’immortalité mais pas la jeunesse ; il fut finalement métamorphosé en cigale. Calypso au contraire propose l’immortalité et la jeunesse éternelle à Ulysse (Od. V, 136).

113 = 14 Hermann Güntert (Calypso, Halle, 1921) identifie la divinité et les autres figures de conte avec la mort. La thèse a été en gal acceptée mais dans ce cas l’interprétation manque l’essentiel : Calypso et les figures analogues ont été inventées par des gens qui ne voulaient pas s’imaginer leurs disparus comme morts mais comme encore en vie.

114 = 15 Cf. K Meuli, Odyssee und Argonautika (Berlin, 1921)

115 = 17 Voir infra p. 85 ss.

116 =18 Le poète adoucit l’horreur par l’intervention d’Aphrodite (Iliade XXIII, 284) et exprime sa propre horreur par la bouche d’Apollon (Iliade XXIV, 18-54)

Iliade, XXIII, 184-192 « Ainsi dit Achille, menaçant; mais les chiens ne s'acharnaient pas sur Hector : les chiens étaient écartés par la fille de Zeus, Aphrodite, jours et nuits. Elle avait oint d'huile de rose, divine, le corps d'Hector, pour qu'Achille ne le déchirât pas en le traînant. Sur lui, aussi, Phébus Apollon fit descendre un nuage sombre du ciel dans la plaine : il couvrit tout l'espace occupé par le cadavre, afin que l'ardeur du soleil ne desséchât pas les chairs, autour des nerfs et des membres ».

Iliade XXIV 33-40 « Apollon dit aux immortels : « Vous êtes cruels, dieux, et malfaisants! Jamais donc, pour vous, Hector n'a brûlé des cuisses de boeufs et de chèvres sans défauts? Maintenant, vous ne vous chargez pas, tout mort qu'il est, de le sauver, pour le montrer à sa femme, à sa mère, à son fils, à son père Priam et à ses troupes, qui aussitôt le brûleraient dans les flammes, et l'honoreraient des honneurs funèbres. C'est le pernicieux Achille, ô dieux, que vous voulez aider []  » Voir toute la querelle des dieux. (Iliade XXIV, 18-54)

117 =19 Dans l’Odyssée, les vers XXI, 428-430, qui renvoient à leur tour à XXIII, 143-145 (cités dans cette page) montrent qu’il était bien question d’une véritable fête à l’origine.

Odyssée XXI, 426-430 « Alors Ulysse, s'adressant à Télémaque, lui dit : « Télémaque, l'hôte qui est assis dans ta demeure ne te fait point honte : je n'ai pas manqué le but et ne me suis pas donné grand mal pour tendre l'arc : ma force tient bon encore, et les outrages des prétendants tombent à faux. Mais maintenant, sans attendre la nuit, le moment est venu de servir aux Achéens le repas du soir que suivront bientôt après d'autres divertissements, chant et musique : ce sont là, comme on sait, les charmes d'un festin. ».

118 = 1 Il ne le fait que dans la narration épique. Les discours des personnages épiques s’en tiennent à la sphère des mortels ordinaires. (Cf. O Jörgensen, Hermes, 1904, pp. 357-382. Sous cet angle aussi les discours se distinguent de la narration ; mais cette fois c’est la narration qui a plus de liberté.

119 = 2 Iliade I, 533ss ; Iliade XIV, 153ss ; Iliade XXI, 385 ; Odyssée, VIII, 266ss.

Iliade 589-594 Héphaïstos à Héra « Alors je ne pourrais, malgré mon chagrin, te secourir, car il est difficile de lutter contre l'Olympien. 1,590 Une fois déjà, comme je voulais te défendre, il me jeta, me prenant par le pied, à bas du seuil divin. Tout le jour je tombai, et, au coucher du soleil, je m'abattis à Lemnos, n'ayant plus qu'un souffle de vie; là les Sintiens me reçurent, après cette chute.»

Un autre extrait de la querelle entre Zeus et Héra : Iliade I, 567-569 « En silence assieds-toi, et obéis-moi, de peur que ne te servent de rien tous les dieux de l'Olympe contre mon approche, quand je lancerai sur toi mes mains redoutables.» A ces mots, la vénérable Héra aux yeux de génisse eut peur, et en silence s'assit, fléchissant son cœur » ;

Iliade XIV, 153ss  (Héra se prépare à séduire Zeus pour détourner son attention de Poséidon; rouerie ; toilette, artifices) ;

Iliade XXI, 385 (Guerre des dieux devant Troie « mais parmi les autres dieux, la discorde s'abattit, accablante, terrible; car deux inspirations, dans leur âme, se partageaient leur coeur. Ils se tombèrent dessus, à grand fracas; la vaste terre retentit; à l'entour, le grand ciel résonna de trompettes. Zeus l'entendit, assis dans l'Olympe, et son coeur rit de joie, quand il vit les dieux entrer dans cette querelle. Ils ne restèrent pas longtemps à distance. Arès commença, le perceur de boucliers : le premier, il s'élança contre Athénè, avec sa pique de bronze, et lui dit … »). L’Odyssée aussi comporte qq scènes bouffonnes sur l’Olympe, mais elles sont racontées indirectement dans le chant d’un barde (Odyssée, VIII, 266ss. : il s’agit de l’adultère d’Aphodite et d’Arès, pris au filet par Héphaïstos ).

120 = 3 Seuls deux passages peuvent pleinement satisfaire un homme qui considère la religion comme un pieux regard jeté vers le divin : quand Zeus fait trembler l’Olympe d’un simple signe de tête (Iliade, I, 528) et quand Apollon pour punir les Achéens « allait semblable à la nuit » (Iliade, I, 44).

121 = 4 Le parallèle est précis, jusque dans le détail : Les dieux « qui habitent l’Olympe » mangent l’immortalité (l’ambroisie) exactement au contraire des hommes habitants de la terre, qui « mangent les fruits de la terre » (Iliade, VI, 142) et de ce fait sont dépendent de la terre et soumis à la mort. (Iliade XIII, 322 ; XXI, 465)

122 5 Voir G.M.Cahloun « Zeus the Father in Homer » Trans. Am. Phil. Ass. 1935, p. 1

123 NB. Odyssée VIII, 73ss. (Ulysse chez les Phéaciens) « Quand ils eurent satisfait leur soif et leur faim, la Muse excita l'aède à chanter les gestes fameuses des héros, dans le cycle dont la gloire montait alors jusqu'au vaste ciel, la querelle d'Ulysse et d'Achille, fils de Pélée, comment une fois ils s'étaient disputés dans un opulent festin des dieux, en terribles paroles… »

124 = 6 Voir Iliade XXII, 19 Achille à Apollon : « Maintenant, tu m'as, moi, privé d'une grande gloire, et eux, tu les as sauvés, facilement, n'ayant pas à craindre de vengeance. Je me vengerais bien de toi, si je pouvais ! »

125 NB. Iliade, XV, 361 « <Apollon> abattit le mur achéen aussi aisément qu'un enfant, sur le sable, au bord de la mer, quand il a fait des constructions pour s'amuser, les renverse des pieds et des mains, en se jouant ».

126 NB. Voir Iliade V, 906 ; voir Frühgriech. Denken p. 314

127 NB. Voir Odyssée, VIII, 362-366 Aphrodite et Arès ont été surpris par Héphaïstos et tous les dieux : « Quand les complices furent délivrés de ces liens si étroitement serrés, tous deux s'élancèrent sur-le-champ ; l'un partit pour la Thrace; l'autre, Aphrodite à l'aimable sourire, allait à Chypre, vers Paphos ; là se trouvent son sanctuaire et son autel chargé d'encens ; et là les Grâces, après l'avoir baignée, l'oignirent d'une huile immortelle, comme celle qui brille sur les dieux toujours vivants. Puis elles la revêtirent de ses gracieux vêtements, merveilleux à voir ! »

128 NB. Voir Iliade XI, 75 « Les autres dieux ne les assistaient pas. Tranquilles, ils étaient assis dans leurs palais, chacun dans la belle demeure bâtie pour lui dans les replis de l'Olympe. Et tous accusaient le fils de Cronos aux sombres nuées, parce qu'aux Troyens il voulait accorder la gloire »

129 = 7 Iliade I, 567 ; Héphaïstos cherche à apaiser une querelle entre Héra et Zeus : « Ce sera une triste affaire, et intolérable, si tous deux, pour des mortels, vous vous querellez ainsi, et, au milieu des dieux, poussez ces criailleries. Dans nos festins excellents, plus de douceur, si le pire l'emporte. A ma mère je conseille, et elle y pense déjà, – d'offrir à Zeus, mon père, de l'agrément, pour éviter qu'à nouveau mon père ne la querelle, troublant notre festin » ( NB. pour des mortels, c’est moi qui souligne) Voir P. Friedländer : « Lachende Götter » Die Antike, 10, 209. Les auditeurs d’une récitation épique devaient se sentir comme des dieux, quand ils jouissaient, en festoyant, du spectacle que le chant du poète faisait naître dans leur esprit. Comme les dieux de l’Iliade ils devaient discuter des événements pendant les entractes en discutant de la tournure des événements futurs. (voir supra p. 12, n. 11)

130 = 8 Iliade I, 423-427. Thétis informe son fils Achille du fait que « tous les dieux » (c'est-à-dire les Olympiens, dont Thétis, en tant que modeste déesse de la mer est exclue) se sont rendus aux bords du monde pendant douze jours pour se réjouir et festoyer chez les Ethiopiens. Pendant ce temps la bataille continue devant Troie, hors de la surveillance des dieux. Ce n’est qu’après le retour des Olympiens, que Thétis peut parler à Zeus et attire son attention sur la situation des hommes (493ss.) .

131 NB. Iliade IX, 134 Agamemnon parle « Je donnerai à Achille sept femmes [] Je les lui donnerai, et, avec elles, celle que je ravis naguère, la fille de Brisés. Et je jurerai, avec un grand serment, que jamais je n'entrai dans sa couche, ni ne m'unis à elle, suivant la loi des humains, hommes et femmes ».

132 = 9 Dans les discours de l’Odyssée cependant, le terme « δίκη » est utilisé pour désigner une chose comme naturelle (εἰκός) . Voir Fraenkel, Frühgriech. Denken p. 172s. Voir aussi Latte, Antike und Abendland II, (1946) p. 64ss. ( sur θέμις et δίκη ).

133 NB. Littéralement : « Das Schicksal wird bei Homer bisweilen « Schickung der Götter » gennant. »

134 = 10 E Leitzske, Moira und Gottheit in alten homer. Epos (Göttingen, 1930) p. 18ss. ; W Greene, Moira, (Cambridge, Mass., 1944) traite d’Homère aux pages 13 et suivantes et passim.

135 — NB. « Schickung der Götter » : littéralement « L’envoi des dieux ». Le sens chrétien est providence divine ; Frâenkel fait référence au fait que les grecs utilisent le verbe envoyer, ou un substantif de même racine pour signifier que ce qu’il leur arrive leur vient des dieux.

Martin Persson Nilsson, dans Geschichte der griechischen Religion T1, P. 366 écrit « [] die Götter die Moira senden d.h. die Moira ist eine « Schickung der Götter ». Il glose l’expression par « senden » envoyer, synonyme de « schicken ». Schicken : envoyer, Schicksal : destin, Schickung : envoi / providence ont en allemand même racine.

Voir par ex. http://www.textlog.de/38814.html Johann August Eberhards, Synonymisches Handwörterbuch der deutschen Sprache, (1910)

610. 1) Fügung ; 2) Schickung ; 3) Geschick ; 4) Schicksal ; 4) Verhängnis. 1) Dispensation.    2) Decree of Heaven.    3) Good or evil fortune.    4) Destiny, fate.     5) Doom (fatality = 1) Volonte du ciel.     2) Décret de la Providence.     3) Destinée (bonne ou mauvaise fortune).     4) Destin (sort).     5) Sort (fatalité)

Verhängnis (von verhängen, mittelhd. verhengen, d. i. geschehen lassen, zulassen, auch: den Zügel nachlassen, ein Pferd, ohne den Zügel zu gebrauchen, dahin sprengen lassen; Verhängnis ist also die höhere Zulassung des Geschehens, mhd. die verhancnüsse, Einwilligung) unterscheidet sich dadurch von den übrigen Ausdrücken, daß es immer in böser Bedeutung, d. h. immer von unglücklichen Begebenheiten gebraucht wird. "Ich leugne nicht, zum Volk der Griechen zu gehören. | Hat mein Verhängnis gleich dem Elend mich geweiht, | zum Lügner soll es nimmer mich entehren." Schiller, Äneide II, 13.

Schickung bezeichnet die Zusammenordnung der Begebenheiten und ihre Verknüpfung in der Zeit; es deutet auf eine gewisse Regelmäßigkeit in der Folge der Begebenheiten, die von der Absicht und dem Plane abhängt, nach welchem das ordnende Wesen dieselben herbeiführt. "Ihr solltet Gottes gnäd'ge Schickung preisen, | die es so gut gelenkt." Schiller, Tell IV, 2. "Nicht ohne Schickung trifft der Leidende | mit dem zusammen, der als höchste Pflicht | die Linderung der Leiden üben soll." Goethe, Nat. Tocht. V, 7.

Schicksal nennt man sowohl die Summe der Begebenheiten, die sich mit einem Wesen entweder zufällig oder nach ewigen Gesetzen einer höhern Ordnung zutragen, als auch das höchste Wesen selbst, das die Begebenheiten in der Welt ordnet, schickt und bestimmt. "In deiner Brust sind deines Schicksals Sterne." Schiller, Picc. II. 6. "Warum gabst uns, Schicksal, die Gefühle, | uns einander in das Herz zu sehn?" Goethe, Warum gabst du uns die tiefen Blicke?

Geschick ist von Schicksal so verschieden, daß es nur die Summe der Begebenheiten anzeigt, nicht auch das Wesen, das dieselben schickt. Man klagt die Grausamkeit des Schicksals an und beweint sein trauriges Geschick. Der Weise unterwirft sich dem Willen des Schicksals und findet sich in sein widriges oder preist sein gutes Geschick.

Fügung ist jede einzelne Begebenheit, sofern man sie als die Wirkung eines höheren Waltens auffaßt. "Es ist des Himmels sichtbarliche Fügung." Schiller, Picc. I, 3.

136 NB. Iliade XXII, 209 ss. « Alors le Père étendit ses balances d'or. Il y plaça deux sorts de la mort qui couche l'homme, celui d'Achille, et celui d'Hector dompteur de chevaux. Il souleva le fléau par le milieu; alors s'abaissa le jour fatal d'Hector : il allait chez Adès, et Phébus Apollon l'abandonna. Athéna …  »

137 NB. Pourtant Iliade, XIII, 663-670 « Il y avait un certain Euchénor, fils du devin Polyidos, opulent et noble, habitant Corinthe, et qui connaissait bien son destin funeste, quand il s'était embarqué. Souvent, en effet, le noble vieillard Polyidos lui avait dit qu'il mourrait d'un mal terrible dans son palais, ou qu'au milieu des vaisseaux achéens les Troyens le dompteraient. C'est pourquoi il cherchait à éviter à la fois un châtiment terrible des Achéens et la maladie affreuse, pour ne pas souffrir en sa vie. C'est lui qui fut frappé sous la mâchoire et l'oreille. Bientôt la vie quitta ses membres, et d'affreuses ténèbres l'enveloppèrent ». [665 ὅς ῥ᾽ εὖ εἰδὼς κῆρ᾽ ὀλοὴν ἐπὶ νηὸς ἔβαινε·]

138 = 11 Voir infra p. 75. La même chose vaut pour la tragédie attique, et de ce fait l’action du destin y est plus marquée qu’elle ne devait probablement l’être dans la croyance. D’une manière générale un homme qui regarde l’histoire est tenté de devenir déterministe et de penser que tout ce qui était arrivé précédemment devait nécessairement aboutir à ce qui s’est finalement produit.

139 = 12 Hector sait et dit : «  Un jour viendra où la sainte Ilion tombera » (Iliade, VI, 448), Voir supra p.19.

140 NB. Odyssée, V, 130-131 ; VII, 248-249 ; XII, 400 ss. C’est Zeus qui suscite la terrible tempête qui conduira Ulysse chez Calypso. Il le fait en tant que maître des dieux pour venger l’honneur ( la timê,le géras) d’Hélios dont les compagnons d’Ulysse ont mangé les bœufs).

141 = 14 Une fois seulement une certaine sympathie entre le dieu et la mer est signalée (Iliade, XIV, 392) : quand Poséidon conduit les Achéens à la bataille la mer gronde contre le rivage. Mais une seule des trois comparaisons associe Poséidon à la mer. Voyez plutôt :

NB. (Iliade, XIV, 392) « Horrible alors s'étendit la lutte guerrière entre Poseidon à la chevelure bleue et l'illustre Hector, l'un soutenant les Troyens, l'autre les Argiens. La mer monta jusqu'aux baraques et aux vaisseaux argiens, et les armées se heurtèrent à grands cris. Les vagues de la mer hurlent moins fort contre le rivage, quand du large les pousse le souffle terrible de Borée; moins fort gronde le feu flambant dans les vallons de la montagne, quand il s'élève pour brûler la forêt; le vent, dans le feuillage élevé des chênes, résonne moins fort, quand il mugit avec le plus de fureur, 14,400] que Troyens et Achéens ne crièrent d'une voix terrible, en se ruant les uns sur les autres".

142 = 13 Thétis est même distinguée de la mer : Iliade XVI, 34  « Non, tu n'as pas pour père l'écuyer Pélée, ni Thétis pour mère. C'est la mer glauque qui t'a enfanté, avec les rochers escarpés. Voilà pourquoi ton esprit est inflexible ».

143 NB. Odyssée, V, 125. Déméter n’est citée ici que comme amante malheureuse de Jasion, foudroyé par Zeus. Le sens mythique de cette union « fonctionnelle » est négligé par Homère. (ils engendrent Ploutos cf. Hésiode Théogonie 960ss.)

144 Iliade, V, 500 ss. « Comme le vent emporte la balle, sur l'aire sacrée, quand on vanne, [5,500] et que la blonde Déméter sépare, au souffle des vents, le grain de la balle; alors les monceaux de paille blanchissent; ainsi, alors, les Achéens blanchirent sous le nuage de poussière que soulevaient les pieds des chevaux []  »

145 NB. Iliade XXIII, 198ss. « La rapide Iris, entendant les vœux d’Achille, alla les porter aux vents. [23,200] Réunis chez Zéphyre au souffle dangereux, ils festoyaient. Iris arrêta sa course sur le seuil de marbre. Eux, la voyant, se levèrent tous vivement, et l'appelèrent chacun près de soi. Mais elle refusa de s'asseoir, et dit : « Point de siège, car je retourne vers le cours de l'Océan, sur la terre des Éthiopiens, qui offrent des hécatombes aux immortels, pour avoir, moi aussi, ma part de victimes. Mais Achille, ô Borée et Zéphyre bruyant, vous prie de venir, et vous promet de beaux sacrifices, pour que vous aviviez le feu du bûcher où gît Patrocle, sur qui gémissent tous les Achéens. » Ayant dit, elle partit; et eux deux s'élancèrent avec un bruit merveilleux, chassant les nuages devant eux. Bientôt ils vinrent à souffler sur la mer, et le flot se souleva sous leur haleine sifflante : ils vinrent à la Troade fertile, tombèrent sur le bûcher, et, à miracle, le feu ronfla. Toute la nuit, ils battirent ensemble les flammes du bûcher d’une haleine sifflante … »

146 NB. Iliade, XIII, 128 « Par ces exhortations, le Soutien de la terre (Poséidon) fit lever les Achéens. Autour des deux Ajax se dressèrent des phalanges robustes, que n'auraient blâmées ni Arès, survenant, ni Athénè qui pousse les troupes ».

147 NB. Odyssée, XI, 170-175 Ulysse aux Enfers demande à sa mère si c’es Artémis qui l’a tuée d’une de ses flèches qui dispensent la « mort douce ». Odyssée V, 120-125. D’une de ces flèches, Artémis s’est chargée de mettre à mort Orion, amant de l’Aurore.

148 NB. Iliade, V, 898ss. Zeus à Arès blessé « Pourtant je ne te laisserai pas plus longtemps souffrir, car tu es de ma race; c'est pour moi que ta mère t'a enfanté. Mais si tu étais né de quelque autre dieu, destructeur comme tu l'es, depuis longtemps tu serais plus bas que les fils d'Ouranos.»

149 = 15 Artémis fait réellement triste mine au livre XXI : Héra la dépouille de son arc et la frappe. Mais l’exception confirmant la règle, ici ses fonctions spécifiques sont ici soulignées. Héra lui rappelle qu’elle n’aurait pas dû outrepasser ses fonctions de chasseresse et de déesse de la mort. («Zeus t’a établie lionne parmi les femmes » Iliade, XXI, 481 ss.)

150 = 16 Héphaïstos représente le feu et son nom est même une fois utilisé pour désigner le feu (Iliade, II, 426). Mais quand Héphaïstos apparaît dans le récit comme un dieu, il n’est pas le feu, mais « celui qui produit le feu » (Iliade, XXI, 342).

151 = 17 Aphrodite et Arès ne sont sur plan d’égalité que dans l’épopée, et même là ils ne sont pas complètement égaux. (Voir Kurt Latte, Gött. Gel.Anz. 1953, 33) Alors qu’Arès ne représente que la guerre dans la religion grecque, en dehors de l’épopée, Aphrodite était une grande déesse de la nature dans les régions d’Asie Mineure où l’épopée prit forme ». Le nom « Arès » est utilisé indifféremment dans l’épopée pour désigner la personne du dieu et la guerre comme objet, alors que le nom d’Aphrodite n’est utilisé qu’une seule fois (Odyssée, XXII, 444) pour désigner l’acte amoureux.

152 = 18 Il y a loin de cette position à la doctrine d’Empédocle, de l’amour et de la haine comme forces cosmiques. L’épopée héroïque ancienne adopte une posture fondamentalement non philosophie : ces matières sont traitées comme elles se présentent dans le récit sans être mises en question. Cela n’empêche pas que les prémisses de la philosophie puissent être déjà en formation, qu’on en ait conscience ou non. La philosophie fait son chemin.

153 = 19 En 863, Ares est nommé « insatiable au combats », alors que, en tant que personne, il quitte la scène aussitôt. NB. Arès blessé par Diomède ( guidé par Athéna) : « Alors cria Arès d'airain, aussi fort que clament neuf ou dix mille hommes, quand, à la guerre, ils engagent la querelle d'Arès. Un tremblement saisit Achéens et Troyens, épouvantés, tant cria fort Arès, insatiable de combats ».

154 = 20 Le javelot peut aussi être personnifié comme guerrier dans un formule comme «  vaillant » ou « casqué de bronze » ( «εἵλετο δἄλκιμα δοῦρε δύω, κεκορυθμένα Χαλχ» Ιλιαδε ΧΙ, 43 et passim). D’une javeline qui manque sa cible il est dit qu’elle était « affamée de blessure » (Iliade XXI, 168).On pourrait penser qu’il s’agit d’un animisme primitif ; cela ne symbolise ici que la fonction ( voir supra p. 39 n. 32) .

NB. Iliade XIII, 444 « Avec bruit, Alcathoos tomba; la lance resta plantée dans son coeur, qui, en palpitant, fit même trembler le bout de la pique : enfin le puissant Arès lui enleva son ardeur ». Iliade XVI, 613 (Enée Mérion) « Mais lui, (Mérion) le voyant en face, évita la pique de bronze : il se pencha en avant, et, derrière lui, la longue lance se planta dans le sol. Le bout de la hampe vibra ; ensuite l'écrasant Arès ralentit son ardeur ». Iliade, XVII, 529 Hector contre Automédon ; mêmes vers que Il XVI, 613.

155 = 21 Dans une représentation dynamique les deux côtés se fondent en une seule notion. De même dans la section suivante on verra fusionner Arès qui inspire la peur et la peur elle même.

156 NB. Iliade, IV, 439-452 « 439 Ὄρσε δὲ τοὺς μὲν Ἄρης, τοὺς δὲ γλαυκῶπις Ἀθήνη // 440 Δεῖμός τ᾽ ἠδὲ Φόβος καὶ Ἔρις ἄμοτον μεμαυῖα , »

157 = 22 Dans une expression telle que «  la guerre éclata », la guerre est regardée comme un animal sauvage, jaillissant de sa cage ( « break out » : même verbe en anglais et en allemand (ausbrechen) pour éclater et jailllir). Mais on l’a oublié depuis longtemps.

158 = 23 Thémis (l’ordre établi, Satzung p.68 n.24 ; Ordnung p. 62 ) convoque une fois l’assemblée des dieux (Iliade XX,4), parce qu’en tant qu’institution le conseil des dieux relève du « statut » (Satzung). Une fois même elle prononce deux vers (Iliade XV, 90), parce que ce qu’elle veut préserver, le tact et le respect, est une catégorie de l’ « ordre » (Satzung).

NB. Iliade, XV, 83-94 « Héra arriva à l'Olympe escarpé, et survint parmi les immortels, assemblés dans la demeure de Zeus. A sa vue, tous se levèrent et lui tendirent leur coupe. Elle, laissant les autres, prit celle de Thémis aux belles joues ; car, la première, elle était venue à sa rencontre en courant, et lui avait dit ces mots ailés :«Héra, pourquoi donc viens-tu? Tu sembles troublée. Sans doute il t'a effrayée, le fils de Cronos, ton époux. » La déesse Héra aux bras blancs répondit : «Ne m'interroge pas là-dessus, déesse Thémis. Tu sais toi-même quelle est son âme, orgueilleuse et dure » On peut quand même noter qu’ici Thémis a les caractères d’une personne !

159 NB. Iliade XIX, 90-99 Agamemnon parle « Mais ce n'est pas moi qui suis coupable : c'est Zeus, et le Destin, et l'obscure Érinys, qui, à l'assemblée, m'ont jeté dans l'âme un aveuglement sauvage, quand, à Achille, j'ôtai moi-même sa récompense. Mais que faire? C'est une déesse qui mène tout à bout, la vénérable fille de Zeus, Atè, qui égare tous les hommes, la Pernicieuse ! Elle a des pieds délicats, car elle ne touche pas le sol; elle marche sur les têtes des hommes, nuisible aux humains. Pourtant, il est sûr qu'elle a enchaîné au moins un autre être : car, un jour, elle égara Zeus, supérieur pourtant aux hommes et aux dieux, à ce qu'on affirme. Eh bien, même lui, Héra la féminine, par ses ruses, le trompa, le jour où sa Force Héraclès devait naître d'Alcmène, dans Thèbes à la belle couronne. [] »

160 = 24 οὔνεκα (parce que) au vers 505 signifie « je conclus cela du fait que… » (Frühgriech. Denken p. 191 ss).

161 = 25 Cela se déduit de la correspondance du rythme dans les deux spondées de fin de vers (500) παρατρωπῶσ᾽ ἄνθρωποι et (503) παραβλῶπές τ᾽ ὀφθαλμώ L’antiquité comme les modernes ont mal compris le symbolisme. La notion de « Litai » (Prières) doit être conçue de manière à recouvrir aussi le λίσσεσθαι des vers 574, 581, 585 et 591. L’image du pécheur contrit, que ses soucis ont ridé prématurément et qui n’ose regarder en face ne convient pas. Les filles de Zeus ne sont ni timides ni embarrassées. Elles parlent à Phoenix le langage de la raison, no celui de la pénitence.

162 = 26 Les menaces contenues dans les trois vers de la fin se réalisent par la suite. Achille se ferme aux demandes des envoyés et est désormais frappé à son tour par l’Atê. En effet, au lieu de sortir lui même les Achéens de la crise où ils se trouvent, il envoie son meilleur ami, Patrocle, au combat ; il y trouvera la mort.

163 NB. Iliade XIX, 106 ss. « Une douleur aiguë frappa Zeus au fond de son âme. Aussitôt il saisit Atê par les boucles brillantes de sa tête, irrité en son âme, et jura par un serment puissant que jamais, dans l'Olympe et le ciel étoilé, ne reviendrait Atè, qui égare tous les êtres. Il dit, et la jeta du ciel étoilé, l'ayant fait tournoyer de sa main ». L’Iliade lui donne, quand même, ici une personnalité et un corps divins (comme aux servantes d’Arès, Crainte et Terreur).

164 —NB. Ce qui fait dire à Finley (Le Monde d’Ulysse) qu’Ulysse n’est pas un aède à strictement parler, bien qu’il raconte ses aventures chez les Phéaciens : il doit lui-même combler le manque de Kléos qui est le sien du fait de son errance sur les mers. Ses aventures ne sont pas connues des aèdes, ni dictées par les Muses.

165 NB. J’ajoute : Iliade [11,50] « Ils allèrent. Et une clameur sans fin s'éleva, à la pointe de l'aurore. »

166 = 64 De là vient que le début de l’Iliade pose d’abord la querelle des princes comme le premier thème, puis demande quel dieu l’a causée. Il donne pour réponse Apollon.

167 NB. “Das Schreckende Vorzeichen des Krieges” Il n’y a pas d’adjectif dans l’expression grecque : il s’agit du nom τραςIliade, XI, 3-4 Ζεὺς δ᾽ Ἔριδα προΐαλλε θοὰς ἐπὶ νῆας Ἀχαιῶν // ἀργαλέην, πολέμοιο τέρας μετὰ χερσὶν ἔχουσαν.

168 = 2 Dans Le bouclier d’Heraclès (Hésiode) v. 339 Athéna, qui vient de promettre à Hercule et Iolaos la victoire contre le brigand Cycnus ( infra p. 109), tient la victoire et la gloire dans ses mains immortelles ». NB. Voir en outre Iliade V, 592s. « Leurs guides étaient Arès et la vénérable Enyo, l'une portant avec elle le Tumulte impudent du carnage, Arès brandissant de ses mains sa lance prodigieuse » « ἦρχε δ᾽ ἄρα σφιν Ἄρης καὶ πότνι᾽ Ἐνυώ, ἣ μὲν ἔχουσα Κυδοιμὸν ἀναιδέα δηϊοτῆτος ».

169 NB. Voir supra : pour Fraenkel la tradition joue le rôle de destin, parce qu’elle contraint le conteur à respecter les éléments majeurs de l’action, qui sont connus de tous.

170 NB. Iliade III, 380 ss « Mais Aphrodite enleva Pâris, facilement, étant déesse, le voila d'un brouillard épais, et le déposa dans sa chambre délicieusement parfumée. Puis elle alla elle-même appeler Hélène. Elle la trouva sur le rempart élevé, entourée de nombreuses Troyennes. De sa main, elle tira sa robe, brillante comme le nectar, et, sous l'aspect d'une vieille, s'adressa à elle, — d'une tisseuse qui, quand Hélène habitait Lacédémone, travaillait pour elle des laines fines, et l'aimait beaucoup. Sous ses traits, la divine Aphrodite lui dit : « Viens, Alexandre te demande de revenir à la maison; il est là-bas, dans la chambre, sur le lit fait au tour, où sa beauté brille, comme sa parure; et tu ne dirais pas qu'il vient de combattre un guerrier, mais qu'il va danser, ou que, la danse venant de finir, il se repose. » Elle dit, et troubla son coeur. Hélène, remarquant le cou magnifique de la déesse, sa gorge désirable, ses yeux brillants, fut frappée de stupeur et lui dit en la nommant : «Démon, pourquoi vouloir me séduire ainsi ? »

171 NB. Fraenkel traduit ainsi, je suppose : 395 « Ὣς φάτο, τῇ δ᾽ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινε· », ce que M. Dufour rend par « et troubla son cœur ».

172 = 4 « Sinon, dit Aphrodite (III, 414-417),  je te retirerai ma faveur [C'est-à-dire si Hélène redevient une épouse honorable, elle perdra le pouvoir de fascination qu’elle exerce sur les hommes] et je ferai en sorte que le respect général que tous te montrent , grâce à moi, tourne en une haine générale contre toi de la part des deux partis [C'est-à-dire la haine contre la femme qui est responsable de la guerre s’enflammera à l’instant où cessera d’agir la magie de sa beauté, qui jusqu’ alors rendait tout sacrifice supportable. (cf. III, 156-158) ] et tu péricliteras. NB. Traduction différente de Médéric Dufour, in Itinera . Iliade, III, 414-417 « Courroucée, la divine Aphrodite répondit : « Ne m'irrite pas, misérable ! Crains qu'en ma colère je ne t'abandonne, et ne te haïsse aussi étonnamment que je t'ai aimée; qu'entre les deux partis je ne trame des haines funestes, — entre les Troyens et !es Danaens, — et que, toi, tu ne périsses, par un mauvais destin. »

173 = 5 Au livre II de l’Iliade, les deux armées marchent l’une vers l’autre, et l’approche de l’ennemi est rapportée aux Troyens par la voix de « Polites aux pieds rapides » qui a été envoyé en reconnaissance (Iliade II, 786ss.). En réalité ce n’est pas l’homme qui parle, mais « Iris rapide comme le vent » qui vient de la part de « Zeus porte-égide » pour annoncer la pénible nouvelle. Aristarque ne trouvait pas nécessaire la substitution de la déesse et s’en indignait. La raison est problement que cette bataille imminente était à l’origine la première bataille de la guerre de Troie, et qu’elle a dû conserver une fonction identique à l’intérieur de l’Iliade. (ce n’est que par cette hypothèse que l’on peut parfaitement comprendre la section qui va de II, 442 à IV,456 et la manière dont elle est conçue et stylisée ; voir supra p. 24). La nouvelle que la « paix antérieure » venait de passer à « la guerre sans fin qui vient de commencer maintenant (797)» étant trop importante pour le Troyen Polites, la déesse lui fut substituée. Inversement un homme peut assumer la tâche d’un dieu s’il en est capable. Par exemple en Iliade II, 155, Héra envoie Athéna auprès de l’armée Achéenne pour qu’elle arrête la fuite des troupes qui se replient vers leurs vaisseaux. Athnéa trouve Ulysse, « dont la sagesse est égale à celle de Zeus » et lui transmet le message dans les mêmes termes qu’elle l’a reçu d’Héra. La métamorphose n’est pas ici nécessaire.

174 = 6 Τοὺς μὲν renvoie aux propres gardes d’Achille ; cf. Frühgriech.Denken, p. 80, n. 2

175 NB. Dodds (Les Grecs et l’irrationnel) est moins catégorique quand il parle « d’interventions psychiques » : « Voilà une indication claire qu’elle (Athéna) est la projection, l’expression imagée d’un avertissement intérieur. » (Dodds p. 25).

176 NB. Iliade, V, 1-8 « C'est alors qu'au fils de Tydée, Diomède, Pallas Athénè donna l'ardeur et l'audace, pour qu'il se distinguât entre tous les Argiens, et remportât une belle gloire. Elle fit jaillir de son casque et de son bouclier un feu infatigable, semblable à l'astre d'automne qui surtout brille et resplendit quand il s'est baigné dans l'océan. Tel le feu qu'elle fit jaillir de la tête et des épaules de Diomède. Puis, elle le poussa au milieu, au plus épais du tumulte ».

177 Voir supra [p. 38] NB. « Des dragons de cyanos s'élançaient vers le cou, trois de chaque côté, semblables à l'arc-en-ciel que le fils de Cronos fixe sur les nuées, présage pour les hommes doués de la parole ».

178 =7 Un fait important pour notre réflexion n’a été remarqué et mis en lumière que tardivement. Archiloque, un poète qui fit un des premiers à se révolter contre le culte épique du passé et la glorification romantique de l’existence ( voir infra p.137) ressentait une présence effective des dieux de la même manière dans ses propres combats (Fr. 51 IA 54s. et IV A 4-5 ; voir infra p. 147  le Fr. 51 IA 54: « Graciously Pallas, child of Zeus the Thunderer, stood besides them in the fight ; she, in tant rejected army, raised up every soldier’s heart ».) Dans l’Iliade, ces expressions ne sont pas des procédés épiques ni des fictions ou des conventions littéraires mais ont leur origine dans des croyances sincères.

179 = 8 Iliade V et XVI présentent une seule exception (voir infra p.74 )

180 = 9 Iliade, XIV, 459-464 Dans un autre passage le processus est clarifié. Pour venger la mort d’un camarade Ajax lance son javelot contre le Troyen Polydamas qui l’a abattu ; il ne l’atteint pas mais l’arme en frappe un autre, « Archélochos, le fils d'Anténor, parce que les dieux avaient décidé sa perte ».

181 NB. Iliade XV, 450-490- « Teucer prenait une autre flèche, destinée à Hector casqué de bronze; et il eût mis fin au combat près des vaisseaux achéens, si, au milieu des exploits d'Hector, d'un coup, il lui eût ôté la vie. Mais cela n'échappa point au sage esprit de Zeus, qui veillait sur Hector. A Teucer fils de Télamon il enleva cette gloire. Car la corde bien tordue de l'arc irréprochable, il la rompit, comme Teucer la tendait contre Hector; la flèche s'égara, lourde de bronze, et l'arc tomba des mains de Teucer. Il en frémit et dit à son frère : « Ah ! tous nos projets de combat, certes, un dieu les coupe à leur racine. Il a arraché l'arc de ma main, et rompu la corde, neuve, que j'attachai ce matin, pour résister au lancer de bien des flèches. » Le grand Ajax fils de Télamon répondit : « Mon bon ami, laisse ton arc et tes flèches nombreuses tranquilles, puisque tout est bouleversé par un dieu, jaloux des Danaens. [] Quand Hector vit les traits de Teucer inutilisables, il appela Troyens et Lyciens, à grands cris : « [] je viens de voir les traits d'un ennemi valeureux rendus, par Zeus, inutilisables. Il est facile aux hommes de reconnaître l'aide vaillante de Zeus, de voir à qui il offre la gloire et l'avantage, qui il affaiblit et refuse de défendre; ainsi, maintenant, il affaiblit l'ardeur des Argiens, et nous secourt »

182 NB. « Die Götter betätigen sicht nicht immer nur da, wo die Natur von selbst Zugänge für si offen hält.» La traduction anglaise semble avoir omis la négation.

183 NB. Iliade, XXIII, 382 ss. « Alors il serait passé ou aurait rendu la victoire discutable le fils de Tydée, si Phébus Apollon ne s'était irrité contre lui : il fit tomber de ses mains le fouet brillant. De ses yeux coulèrent des larmes de rage, à voir les juments aller plus vite encore, et ses chevaux lésés, car ils couraient sans aiguillon. Mais à Athénè il n'échappa point qu'Apollon nuisait par fraude au fils de Tydée. A l'instant elle s'élança vers le pasteur de troupes, lui donna un fouet, mit de l'ardeur en ses chevaux; puis vers le fils d'Admète, irritée, elle alla. La déesse brisa le joug de son attelage… »

184 =10  Éclair et tonnerre sont les seuls formes de langage par lesquelles le maître du ciel parle aux mortels. Il est trop majestueux pour communiquer avec eux en mots et paroles comme le font les autres dieux.

185 =11 « Lumière » (φάος) est aussi utilisé par métaphores pour désigner une amélioration ou une délivrance ; il n’y a pas lieu ici de penser à une lumière physique.

186 =12 Voir également (Iliade, XVII, 268-277). La lumière au sens physique ne peut être distinguées dans les passages narratifs du métaphysique pas plus que l’obscurité au sens physique ne peut être distinguée du sens métaphysique. Au contraire, dans la prière des vers 645-647, les deux aspects sont différenciés d’une manière si précise que la clarté physique (l’air brillant) peut être associé à l’obscurité métaphysique (La destruction). Dans le récit qui suit (648 ss) le physique et le métaphysique sont à nouveau combinés de telle sorte que la lumière revient au moment exact où la situation s’améliore.

187 = 13  Pâris présente une exception partielle à cette règle quand il est enlevé du champs de bataille par Aphrodite, et qu’il attend Hélène dans sa chambre à coucher, pour se livrer avec elle aux plaisirs de l’amour (Iliade III, 382 ss.).

188 = 14 Le livre V, un des plus remarquables et des plus primitifs de l’Iliade, offre l’exemple d’un homme qui franchit la barrière séparant les hommes et les dieux. Athéna écarte l’obscurité des yeux de Diomède pour qu’il puisse voir les dieux (V,127). Diomède blesse Aphrodite (V, 335). Apollon le jette à terre en le heurtant corps à corps (437). Athéna monte dans son char et l’essieu plie sous le poids de la déesse (V, 837). Il plante sa lance dans le corps d’Arès, et Athéna le soutient (V, 856). Mais il faudra qu’il paye ses audaces de sa vie, comme Dione, l’antique déesse, l’explique à Aphrodite, pour la consoler (V,406). Dione énumère à cette occasion d’autres exemples de mortels ayant approché les dieux d’un peu trop près (Iliade V, 383s.). Les légendes qu’elle rapporte sont apocryphes. Rien de tel n’apparaît ailleurs.

189 = 15 Il est vrai que l’expression est utilisée pour montrer ce qui serait arrivé si un dieu n’était pas intervenu (Iliade, II, 155 ; XVII, 321 ; XX, 30 et 336 ; XXI, 517). Dans son édition de l’Iliade, W. Leaf cherche à interpréter, « ὑπὲρ αἶσσαν » (Iliade, XVII, 780) au sens de « au-delà de ce qui est attendu ». Cette solution n’est pas recevable.

190 NB. Iliade XVI, 685-690 « Patrocle, pressant ses chevaux et Automédon, poursuivait Troyens et Lyciens, et grand fut son égarement. L'insensé ! S'il avait gardé les instructions du fils de Pélée, certes il aurait échappé à la divinité mauvaise de la mort noire. Mais toujours l'esprit de Zeus est plus fort que celui d'un homme. Même un homme vaillant, il le met en fuite, et lui enlève la victoire, facilement, alors que, lui-même, il l'excite à combattre ! Ainsi, à ce moment même, il mit de l'ardeur dans la poitrine de Patrocle ».

191 = 16 Les vers XVI, 644-655 devaient marquer le point à partir duquel le poète s’écartait de la tradition. Dans ces vers, Zeus, c’est à dire le poète lui-même se demande si Patrocle doit mourir tout de suite à côté du corps de son fils Sarpédon, ou repousser les Troyens jusque dans leur cité en abattant de nombreux ennemis. La seconde solution lui a paru bonne. Alors suivit la charge contre la ville et l’intervention physique d’Apollon aux vers 700 ss. et 788ss. NB. Iliade XVI, 644 ss. « Cependant, Zeus ne détournait pas de la rude mêlée ses yeux brillants. Au-dessous de lui, il regardait toujours et se demandait en son coeur, en pensant constamment à la mort de Patrocle, si, dès ce moment, lui aussi, — dans la rude mêlée, sur le corps même de Sarpédon rival des dieux, — l'illustre Hector, 16,650] avec le bronze, le tuerait, et de ses épaules enlèverait les armes, ou si, pour des combattants plus nombreux encore, il augmenterait les peines ardues. A la réflexion, il lui parut préférable que le bon serviteur d'Achille, fils de Pélée, repoussât encore les Troyens et Hector casqué de bronze vers la ville, et à beaucoup enlevât la vie ».

192 = 1 Homère était considéré comme « naïf » et « naturel », même dans un âge qui considérait le drame pastoral comme l’expression adaptée de la naïveté et du naturel.

193 = 2 Tout au contraire l’épopée est étonnamment riche de points de vue réfléchis et discriminants sur la structure de la personnalité. Ils sont si nombreux et si cohérents qu’on peut en construire la théorie grâce à eux. C’est ce que nous essaierons de faire dans ce qui suit, en détail parce que le sujet est difficile. L’ouvrage principal est celui de Joachim Böhme, Die Seele und das Ich im homerischen epos (Leipzig, 1929)

194 = 3 Le terme homérique pour désigner la personne est « la tête ». D’une manière similaire, dans la langue juridique des Romains, « caput » et « capitalis » sont utilisés pour désigner respectivement la « personne » et « ce qui se rapporte à la personne », pour les distinguer de « Res » qui se rapporte à la propriété. Il faut entendre en ce sens poena capitalis et deminutio capitis.

195 = 4 Dans l’Odyssée VI, 140 on lit «  Athéna mit de la hardiesse dans l’esprit de Nausicaa ( φρένες) et chassa la peur de ses membres (γυῖα).

196 = 5 On trouve à une époque très tardive, chez le sophiste Antiphon, une strucutre mentale de l’homme assez similaire. Il dit (Vorsokr.87B 44A 2-3 voir détails p. 252 n.1) : « Il y a des lois établies pour les yeux ; elles disent ce qu’ils peuvent (ont le droit) ou ne peuvent pas voir » ( ie. ‘il y a des règles sur la manière de baisser les yeux modestement’ ; voir Théognis 85s. ) ; et pour la langue : elles disent ce qu’elle peut dire et ce qu’elle ne peut pas dire ; et pour les bras : elles disent ce qu’ils peuvent faire et ce qu’ils ne peuvent pas faire ; et pour les jambes où elles peuvent aller et où elles ne peuvent pas aller ; et pour l’esprit ( νοῦς) elles disent ce qu’il peut désirer et ce qu’il ne peut pas désirer ». Une telle conception de l’homme était sans doute dépassée depuis longtemps à l’époque d’Antiphon ; mais le sophiste souhaitait appeler les lois naturelles contre les lois artificielles et de ce fait rappelle les fonctions naturelles des organes individuels.

197 = 6 Dans ce cas la raison de cette périphrase est le désir de conclure le vers par un nom propre ; (cf. supra p. 32). Le nominatif n’aurait pas convenu.

198 = 7 De façon similaire, des notions comme celles de l’âme, de l’esprit, de l’entendement, du sentiment, du cœur, de la raison, etc., sont en principes séparables, mais pas sur chaque point où on les voit s’appliquer.

199 =8 D’un autre côté, le μένος (ménos), volonté, énergie en acte (orientée vers un but- zielbewusst), n’est pas un organe, mais une force qui s’exerce dans l’homme. Ménos et Thymos s’éteignent tous deux à la mort de l’individu (Iliade, IV, 294)

200 = 9 Phrên est aussi un organe physique : le diaphragme.

201 = 10 Ceci explique le sens postérieur de noos en philosophie. L’action de pensée rompt ses liens avec la personne pensant et devient pur « esprit ». L’expression homérique «  mm » constitue le premier degré qui conduit au dieu purement spirituel de Xénophane (voir infra p. 331s.) Il faut remarquer que chez les Grecs ce n’est pas l’âme mais la pensée qui fut la première constituée comme une force indépendante pour faire face au monde matériel (Anaxagore développera pleinement cette opposition). Cf. Karl von Fritz, Class. Phil.38 (1943), 79 ; 40 (1945) ; 223 ; 41(1946),12 ; Bruno Snell, Die Entdeckung des Geistes ( 1° éd. 1946 ; 3° éd. Hambourg, 1955 ; Traduction anglaise, The discovery of the mind,Campbridge, Mass. 1953  ; traduction française : La découverte de l’esprit, 1994, éditions de l’éclat).

202 NB. Il sont deux ! Ce sont Ménélas et Mérion, qui emportent le cadavre de Patrocle.

203 NB. La traduction de M. Dufour et J. Raison (reprise de Hodoi Elektronikai) n’est pas celle de Fraenkel ni de Bailly, qui traduit « κρατερὸν μένος ἀμφιβαλόντες » par « s’étant ceint d’un robuste courage », ce qui coïncide plus avec la traduction de H.Fraekel : « überwindender Energie angelegt » (dans la traduction anglaise à « conquering energy put on like an armor »).

Iliade, XVII, 742-746. Ménélas et Mérion emportent le cadavre de Patrocle. « Comme des mulets, montrant leur force et leur ardeur, descendent de la montagne, par un sentier rude, une poutre ou un grand tronc d'arbre pour un vaisseau; leur courage s'use à la fois par la fatigue et la sueur, car ils se hâtent; ainsi Ménélas et Mérion, pleins d'ardeur, emportaient le cadavre ».

// 742 οἳ δ᾽ ὥς θ᾽ ἡμίονοι κρατερὸν μένος ἀμφιβαλόντες // ἕλκωσ᾽ ἐξ ὄρεος κατὰ παιπαλόεσσαν ἀταρπὸν

// 744 ἢ δοκὸν ἠὲ δόρυ μέγα νήϊον· ἐν δέ τε θυμὸς // τείρεθ᾽ ὁμοῦ καμάτῳ τε καὶ ἱδρῷ σπευδόντεσσιν·

// 746 ὣς οἵ γ᾽ ἐμμεμαῶτε νέκυν φέρον. //

204 = 11 Iliade, XI, 401-411. Ce qui était au début présenté comme une parole adressée au thymos ( v. 403 εἶπε πρὸς ὃν …θυμόν litt. « il dit à son thymos » ) est plus tard désigné comme un « dialogue du thymos » (διελέξατο) puis est enfin caractérisé comme une délibération ( Erwägung : examen, considération, dit Fr.) à l’intérieur du thymos et du phrên.


Traduction M Dufouret J.Raison ( ex Hodoi elektronikai)Iliade, XI, 401-411

Il était seul, Ulysse illustre par sa lance; aucun des
Argiens ne restait près de lui; car l'épouvante les prenait tous.
Alors, gémissant, il se dit en son âme au grand coeur :
« Ah ! que vais-je souffrir? Grand est le mal, si je fuis
devant le nombre, par peur; et c'est pire encore, si je
suis pris là, tout seul : les autres Danaens, le fils de
Cronos les a mis en fuite. Mais pourquoi donc mon âme
s'arrête-t-elle à ces idées? Je sais que les lâches s'écartent
de la lutte; mais qui excelle au combat doit tenir
pied vaillamment, qu'il soit frappé ou frappe l'adversaire.»
Tandis qu'il agitait ces pensées dans son âme et dans
son coeur, les Troyens en rangs arrivaient sur lui, avec
leurs boucliers;

Iliade, XI, 403-411

[401] οἰώθη δ᾽ Ὀδυσεὺς δουρὶ κλυτός, οὐδέ τις αὐτῷ
Ἀργείων παρέμεινεν, ἐπεὶ φόβος ἔλλαβε πάντας·
ὀχθήσας δ᾽ ἄρα
εἶπε πρὸς ὃν μεγαλήτορα θυμόν·
ὤ μοι ἐγὼ τί πάθω; μέγα μὲν κακὸν αἴ κε φέβωμαι
[
405] πληθὺν ταρβήσας· τὸ δὲ ῥίγιον αἴ κεν ἁλώω
μοῦνος· τοὺς δ᾽ ἄλλους Δαναοὺς ἐφόβησε Κρονίων.
ἀλλὰ τί ἤ μοι
ταῦτα φίλος διελέξατο θυμός;
οἶδα γὰρ ὅττι κακοὶ μὲν ἀποίχονται πολέμοιο,
ὃς δέ κ᾽ ἀριστεύῃσι μάχῃ ἔνι τὸν δὲ μάλα χρεὼ
[
410] ἑστάμεναι κρατερῶς, ἤ τ᾽ ἔβλητ᾽ ἤ τ᾽ ἔβαλ᾽ ἄλλον.
εἷος
ὃ ταῦθ᾽ ὥρμαινε κατὰ φρένα καὶ κατὰ θυμόν,
τόφρα δ᾽ ἐπὶ Τρώων στίχες ἤλυθον ἀσπιστάων,

205= 12 Voir Bruno Snell, Aischylos und das Handeln in Drama (Leipzig, 1928); et Philologus, 85,141 ; Christian Voigt, Überlegung und Entscheidung, (Berlin 1933).

206 —NB Macht und Gewalt ; Gewalt veut dire pouvoir et aussi violence.

207 =13 Par exemple, « krateros desmos » se dit des fers ou de la prison qui retiennent de force un homme prisonnier contre son gré.

208 =14 Les anthropologues n’ont pas remarqué qu’aucun terme homérique ne s’approche d’aussi près des notions si discutées de « mana » et de « orenda » que le grec homérique «kudos ». La traduction habituelle par « renommée/ réputation » est fausse. « Kudos » ne désigne jamais la renommée en tant qu’elle s’étend d’elle-même au loin. La renommée, (« kleos ») s’applique aux morts comme aux vivants ; « kudos » au contraire ne touche que les vivants (Iliade, XX, 435). D’Homère jusqu’à l’antiquité tardive les dérivés de « kudos » servent à désigner un homme sûr de lui-même et confiant dans le futur. Voir Georg Finsler, Homer I², (Leipzig, 1924) p. 142 ; et Gerhard Steinkopf, Unters. zur Geschichte des Rhums bein den Griechen (Halle, 1937) p. 23ss. (spécialement p. 25 bas)

209 La question de l’attribution (des actions) est discutée à l’occasion dans les discours afin de faire porter une puissance supérieure la honte d’un échec, (Iliade, III, 164 ; XIX, 90) ; ou lui attribuer le succès d’un ennemi ( Iliade, XX, 94-98) .

210= 16 Bruno Snell Aischylos und das Handeln in Drama, (Leipzig, 1928), p. 82s. ( voir supra note 12)

211Tnb http://www.chbeck.de/productview.aspx?product=14785 Les pages manquantes ne sont pas toujours les mêmes dans ces deux sites : cela peut permet parfois de trouver le texte en ligne) http://books.google.fr/books?id=6z8medIB24kC&printsec=frontcover&dq=dichtung+und+philosophie&source=bl&ots=1gvIbKlEtA&sig=decBlD1ups6VPggNnZ4Yref52o0&hl=fr&ei=ycIRTa7lM4Kz8QP93JD6Bg&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=2&ved=0CCUQ6AEwATgK#v=onepage&q&f=false

212 =17 (emathon : j’ai appris)

213 = 18 L’attitude d’un homme vis-à-vis d’un autre ne repose pas sur la sympathie ou l’antipathie des âmes entre elles ( il n’y a pas encore d’âme !), mais les hommes se rencontrent sur une communauté de pensée, de connaissance, d’action. 5voir Bruno Snell, Gnomon , 7 (1931), 84s.

214 ( —NB = philos utilisé au neutre, que l’allemand traduit par « lieb » ; et l’anglais « love », « beloved »)

215 = 19 L’exemple le plus fameux est le comportement d’Achille, au livre IX de l’Iliade, et plus particulièrement la déclaration par laquelle il prétend qu’il va renoncer à sa carrière héroïque et aller finir sa vie en paix chez lui. (voir supra p. 19). Ses paroles finales sont pour dire qu’il réserve sa décision jusqu’au lendemain matin (Iliade, IX, 618s ) et l’affaire en reste là. Nulle part on ne dit ce qui se passe en réalité le lendemain matin. Aux vers 677-703 cependant, Le poète nous laisse entendre comment nous sommes censé comprendre cela. Si l’on en croit le rapport d’Ulysse il faut prendre au sérieux les hésitations d’Achille concernant la réconciliation avec Agamemnon, mais son projet de retourner chez lui n’était qu’une menace. Diomède explique que les cadeaux excessivement somptueux n’ont fait que renforcer l’orgueil d’Achille. On doit le laisser à lui-même et ne pas le supplier d’abandonner son idée de retour. Il reviendra de lui-même au combat, aussitôt que ses sentiments intimes (son Thymos) ou quelque dieu l’y pousseront.

216 =20 Des recherches sérieuses sur les formes sociales du monde homérique font cruellemeent défaut. Elle amèneraient probablement à des conclusions riches et surprenantes, particulièrement dans le cas des discours. Mais les discours ne doivent pas être abordé à travers les catégories étroites et superficielles de la rhétorique formelle, comme on l’a souvent entrepris sans rien en retire de substantiel.

217 = 21 Iliade, XIII, 636-639 ; Odyssée, IV, 102-105.

218= 22 L’adjectif forgé pour la circonstance « eparouros » doit être compris au sens de « sur la terre ». (Voir Iliade, XVIII, 104 )

219 —Nb. Gesinnung : manière de penser, conviction ; principes.

220 = 1 Les différences de contenu entre les deux épopées sont d’autant plus remarquables que leur forme suit le même plan ( voir supra p.13)

221 —NB. Odyssée, V, 182 ; Odyssée, V, 182 ss. Ulysse demande à Calypso de jurer sur le Styx. « Calypso, l'auguste déesse le flatta de la main, et rompant le silence, lui dit : « En vérité tu n'es qu'un scélérat (ἀλιτρός) , mais tu ne manques pas d'adresse, pour avoir eu l'idée de prononcer de telles paroles ! » Vers 182 "ἦ δὴ ἀλιτρός γ᾽ ἐσσὶ καὶ οὐκ ἀποφώλια εἰδώς ». Pour cet emploi de « εἰδώς », cf. supra p. 82.

222 = 2 Pénélope aussi est, une fois, louée pour des vertus de cette sorte, qui la distinguent des « femmes de l’ancien temps » Odyssée, II, 118s.

NB. Pour l’admiration des dieux, voir les paroles d’Athéna, Odyssée XIII, 290-300 « Élevant la voix, elle lui adressa ces paroles ailées : « Il serait bien astucieux et fripon, celui qui te dépasserait en toutes sortes de ruses, fût-ce un dieu qui l'essayât. Incorrigible inventeur de mille tours, insatiable d'artifices, tu ne devais donc pas, même en ta patrie, mettre un terme à tes tromperies, aux récits mensongers, qui te sont chers profondément? Allons! laissons ces feintes, nous deux qui sommes experts aux ruses profitables; car de tous les mortels tu es de beaucoup le meilleur en conseil et paroles, et moi, entre tous les dieux, je suis réputée pour ma finesse et mes bonnes inventions ».

223= 3 L’Odyssée invente, par la bouche d’Hélène, un pendant en miroir dans guerre de Troie (Odyssée, IV, 240s.)

224 —NB. Odyssée Télémaque à Ménélas :

« 290 τὸν δ᾽ αὖ Τηλέμαχος πεπνυμένος ἀντίον ηὔδα· // "Ἀτρεΐδη Μενέλαε διοτρεφές, ὄρχαμε λαῶν,//

ἄλγιον· οὐ γάρ οἵ τι τάδ᾽ ἤρκεσε λυγρὸν ὄλεθρον, // οὐδ᾽ εἴ οἱ κραδίη γε σιδηρέη ἔνδοθεν ἦεν. //

ἀλλ᾽ ἄγετ᾽ εἰς εὐνὴν τράπεθ᾽ ἡμέας, ὄφρα καὶ ἤδη // 295 ὕπνῳ ὕπο γλυκερῷ ταρπώμεθα κοιμηθέντες." »

"Perte plus douloureuse ! repartit Télémaque; tout ce courage, son coeur eût-il même été d'airain, n'a pu le garantir de la fatale mort. Mais ô Ménélas ! favori de Zeus et chef des peuples, permets que nous nous éloignions, et fais-nous conduire à notre retraite, pour que le calme et le sommeil raniment nos forces.

225 —NB. Odyssée XX, 1- «  Cependant le divin Ulysse faisait son lit dans le vestibule : il étendit une peau de boeuf non apprêtée; puis il jeta par-dessus plusieurs peaux de brebis immolées par les Achéens. Quand il se fut couché, Eurynomé lui mit un manteau sur le corps. C'est là que reposait Ulysse tout éveillé et méditant la perte des prétendants. De la salle s'échappèrent les femmes qui avaient coutume de s'unir à eux : mutuellement elles s'excitaient au rire et à la gaîté. La colère faisait bondir le coeur d'Ulysse dans sa poitrine; il se demandait perplexe en son esprit et en son âme s'il devait s'élancer et mettre à mort chacune d'elles, ou les laisser se livrer aux prétendants superbes, une fois encore, la dernière, et tout son coeur grondait en lui. Ainsi qu'une chienne, tournant autour de ses petits encore faibles, gronde à la vue d'un homme qu'elle ne connaît pas et se prépare ardemment au combat, ainsi grondait en Ulysse son coeur indigné de cette vilaine conduite. Alors, frappant sa poitrine, il le gourmandait en ces mots : « Sois donc patient, mon coeur : tu en as supporté de plus dures, le jour où le Cyclope fou de colère mangeait mes braves compagnons : tu sus te contenir jusqu'au moment où grâce à ma ruse tu te trouvas hors de la caverne, après avoir pensé mourir. » Il parla ainsi, réprimandant son coeur en sa poitrine; et son âme, comme à l'ancre, demeurait obstinée dans la patience; mais lui se retournait en tous sens ».

226 —NB. « Noch Hündischeres hast du gedultdet » dit Fraenkel, que je traduis littéralement. Voir : Odyssée, XX, 18 "τέτλαθι δή, κραδίη· καὶ κύντερον ἄλλο ποτ᾽ ἔτλης. » Dictionnaire Bailly : « κύντερον » ( Adj.au neutre) ; littéralement : « plus chien » : plus impudent ; par suite :  pire, plus terrible.

227 = 4 Il ne représente pas l’acceptation de l’humiliation.

228 = 5 Odyssée, XIX. En même temps la rusée Pénélope (voir note = 2), joue pour sa part un jeu dangereux avec son invité, qui est apparemment son époux, mais pourrait aussi bien être un homme qui veut la tromper. De cette manière tous deux font mettent en œuvre leurs plans, qui convergent. Voir à ce propos l’article fort important de P.W. Harsh, American Journal of Philology, 71 [1950] 1-21.

229 = 6 L’une des caractéristiques qui donnent, entre autres, sa valeur si particulière à la littérature grecque archaïque est que les poètes et les penseurs aveint une idée claire de leur position dans l’histoire. Chaque nouvelle génération ne se contentait pas de produire ses propres idées, mais expliquait comment ils étaient passés des anciennes aux nouvelles, et procuraient ainsi une véritable interprétation de l’histoire.

230 =7 Tel es probablemeent le sens du frgt 3 (E.Bethe, Homer, II, [Leipzig, 1922] p. 170).

231 = 8 Elle se distingue en cela de l’ Hélène de l’Iliade , qui par exemple aurait pu jouer double jeu entre ses deux maris et ses deux peuples, mais ne le fit pas. L’Hélène de l’Odyssée le fait, au contraire. Odyssée IV, 250-264 : elle reconnaît Ulysse déguisé en mendiant mais ne le trahit pas ; Odyssée, IV 270-289 : elle tourne autour du cheval en appelant chaque guerrier avec la voix de sa femme).

232= 9 Cette remarque arrive naturellement dans un discours, parce que le narrateur, qui, lui, sait très bien qu’il s’agit d’une intervention divine, n’a pas besoin de laisser la question en suspens (voir supra p. 53, n=1) Néanmoins, en gal dans l’Odyssée le poète s’exprime encore comme si chaque attitude et chaque intention était inspirée par les dieux. (II, 124 ; III, 215 ; III, 269)

233 = 10 Voir W. Jaeger Sitzungsber. Preuss. Akad. 1926, 73s. = Scripta minora ( Rome, 1960) I, p. 321 = Five essays, transl. A Fiske, (Montréal, 1966) p. 83s.

234 = 11 Voir supra p. 19n.=26 et infra p.335, n.19 pour le sens de « (autos) oida » : « je peux en témoigner par ma propre connaissance »

235= 13 L’interprétation du vers I,222 donnée ci-dessus ( voir American Journal of Philology 60,(1939), p. 479, n. 8) est confirmée par le parallèle exact des vers IV, 62-64. Le « τοι (ton / ta) γενεήν » en I, 222 répond au «  τοῦ μ´ ἔκ φασι γενέσθαι » ( I, 220) ; et « οὐ νώνυμνον, (I,222) » constitue l’exception à ce que le jeune homme a dit des incertitudes de la paternité en général (I, 216). L’aoriste « θῆκαν » (I,223) ne peut se référer à qc de futur ; par conséquent, « ὀπίσσω » (« après coup » , comme en Odyssée, XIV, 232) s’applique à ce qui s’est passé dans l’intervallle, après la procréation (de même « ἔπειτα » en Iliade, XIX, 113 : « mais après coup le serment s’est révélé être une grave erreur ».

NB. Odyssée, I, 222-223 « οὐ μέν τοι γενεήν γε θεοὶ νώνυμνον ὀπίσσω // θῆκαν, ἐπεὶ σέ γε τοῖον ἐγείνατο Πηνελόπεια » « Nachher machten die Götter dann deine Abkunft sehr kenntlich // Da dich zu einem solchem geboren hat Penelopeia »; La traduction anglaise ne semble pas vraiment prendre en compte le mot à mot de Fraenkel : « The gods have not given you a nameless ancestry, since Penelopeia bore you for a man such as Odysseus ».Voir aussi la traduction de M. Dufour J. Raison : Odyssée, I, 220- 223 « Minerve lui repartit : Les dieux, en donnant à Pénélope un tel fils, n'ont pas voulu que ton nom parvînt sans gloire à la postérité. »

NB. Odyssée, IV, 60- 64 « // .. . αὐτὰρ ἔπειτα // δείπνου πασσαμένω εἰρησόμεθ᾽, οἵ τινές ἐστον // ἀνδρῶν· οὐ γὰρ σφῷν γε γένος ἀπόλωλε τοκήων, // ἀλλ᾽ ἀνδρῶν γένος ἐστὲ διοτρεφέων βασιλήων // σκηπτούχων, ἐπεὶ οὔ κε κακοὶ τοιούσδε τέκοιεν ».— « Après que vos forces auront été réparées, vous nous instruirez de votre origine. Sans doute elle n'est pas couverte des ombres de l'oubli, et vous descendez de ceux auxquels Zeus confia le sceptre : des hommes tels que vous ne sont point issus de pères ignobles par leur naissance ni par leurs actions. »

236 —NB Klaus Rüter donne une discussion intéressante du passage et des traductions dans Odysseeinterpretationen : Untersuchungen zum ersten Buch und zur Phaiakis, Hypomnemata, 19, (1969), p. 139 s. Voir en ligne

http://books.google.fr/books?id=XOdWIUPy_a8C&pg=PA139&lpg=PA139&dq=Fraenkels+%C3%9Cbersetzung+:+%C2%AB++Nachher++machten+die+G%C3%B6tter+dann+deine+Abkunft+sehr+kenntlich,+da+dich+zu+einem+solchem+geboren+hat+Penelopeia+%C2%BB,+will+den+Texte+so+verstehen&source=bl&ots=IpxpjMr0qE&sig=u_9V1YVuQ7wp3SKorzII6ujvThw&hl=fr&ei=_fY7Tdu0FcXe4ga7lPGnCg&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1&ved=0CBgQ6AEwAA#v=onepage&q&f=false

J’ai donné en dernière page la récapitulation qu’il en donne. Le tableau entre mal dans les notes.

237 = 14 « La poésie épique présente l’homme comme agissant hors de lui-même : combats, voyages, entreprises de toute sorte, qui exigent une certaine grandeur ; la tragédie présente l’homme tourné vers l’intérieur de lui-même ». Goethe, Über epische und dramatisch Dichtung.

238 = 15 L’épithète « orchamos andrôn » (conducteur de peuples) utilisé pour distinguer les rois du reste de l’armée, se trouve appliquée dans l’Odyssée au porcher Eumée, qui a quelques esclaves sous ses ordres !